ÉVÉNEMENTS ET SÉANCES SPECIALES

A PROPOS
Le sang. Dès la fin du générique, il s'écoule du corps blessé de Mister Orange, tandis que, conduisant d'une main, serrant de l'autre celle de son complice, Mister White lui hurle que ce n'est pas grave, que ce n'est rien du tout, qu'il va s'en sortir... Mister Orange gémit, se crispe, se tord : « Je vais mourir, c'est sûr que je vais mourir... Non, tu ne vas pas mourir, gueule Mister White, t'es médecin ou quoi pour savoir que tu vas mourir ? » Et pourtant le sang continue de couler lentement, mais sûrement, du corps de Mister Orange. Il continuera à se répandre tout au long du film, alors qu'il sera allongé dans un entrepôt où le conduit Mister White, le lieu de rendez-vous où vont s'attendre, s'engueuler et s'entretuer les rescapés de ce hold-up qui a mal tourné... Unité de lieu, unité de temps, unité d'action : le film de Quentin Tarantino serait une tragédie, une épure, s'il n'y avait pas, comme dans un drame élisabéthain, où tous les excès sont tolérés, au milieu des vociférations, le corps étendu, oublié, en liquéfaction de Mister Orange, se vidant lentement de lui-même... C'est fou ce qu'il y a de vie chez un homme qui meurt, c'est fou ce qu'il y a de sang. Et c'est dans cette contradiction apparente, ce mariage contre nature entre la rigueur et l'exhibitionnisme, entre la tentation de ne rien dire (le moins possible) et le désir de ne rien cacher (hormis ce qu'il faut taire), que va couler, immuable comme la blessure de Mister Orange, Reservoir Dogs, un joyau « noir », le premier film provocant et tranquille de Quentin Tarantino, au titre étrange qu'il se refuse d'expliquer. Ils sont six. Six qui ne se connaissent ni d'Eve ni d'Adam et qui ne se fréquentent, d'ailleurs, que du bout des dents. Cinq « pros » réunis pour un coup en or par le caprice de Joe Cabot, un chauve solide et vaguement gras qui semble sorti d'un vieux film de John Huston, affublé d'un fils aussi vaguement gras que lui : Nice Guy Eddie. Six types sans autre identité que les surnoms dont les a affublés Joe Cabot. Il y a Mister Brown, Mister Blue, Mister Blonde, Mister White, Mister Orange et Mister Pink. Mister Pink proteste. Pourquoi, lui, s'appellerait-il Mister Pink ? « Parce que t'es un pédé ! », rugit Joe Cabot, qui n'aime pas qu'on discute ses ordres. Justement, Mister Pink prétend n'être pas pédé et, par conséquent, ne veut pas être surnommé Mister Pink. « Qu'est-ce que ça peut faire ? », laisse tomber Mister White, goguenard. « Evidemment, ça t'est facile à toi... Mister White, c'est un nom qui sonne bien ! Et si je m'appelais Mister Purple ? Voilà qui me plairait bien ! » « Mister Purple, gueule Joe Cabot, de plus en plus rougeaud et furieux, c'est le nom d'un gars engagé sur un autre coup. » Et l'on s'attendrait presque à ce qu'il dise « engagé sur un autre film », tant la scène, lorsqu'elle survient dans un flash-back, vers les deux tiers de Reservoir Dogs, est en porte à faux, presque comique dans la noirceur ambiante. Pas sérieux. Non, ils ne sont pas sérieux, ces zozos bleu, blanc, blond, marron, orange et rose, qui, réunis avant le hold-up dans un restaurant, discutent, à coups de « fuck » virils, le sens philosophique d'une chanson de Madonna (Like a Virgin) ou du rituel du pourboire auquel Mister Pink, encore lui, veut se soustraire. Et la caméra observe ces zozos avec une tendresse à la Cassavetes. Des travellings suaves traînent de visage en visage, de dos en dos, épiant la conversation rigolote de ces gens planqués derrière leurs couleurs comme autant de masques... Sauf que, parmi tous ces masques, il y en a un qui joue mieux. Qui joue dans le jeu. Un traître. Un flic. Qui ? Qui ? Dans le hangar où Mister White a traîné Mister Orange, agonisant, survient Mister Pink. Puis Mister Blonde, avec un policier qu'il a pris en otage, un pauvre flic terrorisé, à qui il va essayer de soutirer la vérité. Qui, parmi les présents (ou les absents : Mister Blue, Mister Brown) est le flic qui a tout fait foirer ? On est alors à un moment terrifiant, au « point de non retour », comme dirait Boorman, où, les masques étant brisés, les personnages apparaissent à nu, à cru. Mister White, par exemple, se révèle être un tendre. Comment lutter contre ça ? Est-ce de sa faute si, en dépit des consignes strictes de Joe Cabot, un sentiment incongru l'amitié l'a poussé à révéler, oh, presque rien, son prénom et son métier à l'un de ses complices. Au flic, peut-être... Et est-ce la faute de Mister Blonde, s'il est, lui, un sadique ? Comment lutter contre ça aussi ? Blonde martyrise, comme d'autres font le bien. Alors, il attache son otage sur une chaise, met la radio et, sur l'air de Stuck in the middle with you, un vieux succès des seventies, il entame une danse meurtrière à base de rasoir et de bidon d'essence avec allumettes... Séquence insoutenable et presque drôle. Glaçante et tragi-comique dans ce qu'elle révèle sur l'homme, incapable de ne pas suivre aveuglément sa nature, quelles que soient les circonstances, sans souci de la vie : celle d'autrui et la sienne propre. Comme tous les grands auteurs de films noirs, Tarantino observe l'éveil d'instincts provisoirement en sommeil. En fait, Hawks ne faisait rien d'autre, lorsqu'il réalisait Scarface. Mais le cinéma des années 30, même s'il peignait la violence, restait pétri d'innocence. Tarantino, lui, a lu tous les livres et vu tous les films notamment ceux avec Lee Marvin, auquel il est fait ici plusieurs fois allusion, Le Point de non retour de Boorman, mais aussi A bout portant de Don Siegel. En fait, sa méthode s'apparente à celle du flic chargé d'infiltrer le groupe de Joe Cabot. On le voit, le flic, répéter, devant son supérieur et devant son miroir, un épisode de sa vie de faux gangster, une histoire inventée qui lui permettra de gagner la confiance de la bande. Il la répète, il la répète son histoire. Il en travaille chaque intonation, chaque geste, il se l'approprie afin, non pas de la rendre vraie, mais crédible. Eh bien, voilà exactement ce que fait Tarantino (1). Son intrigue ? Un hold-up raté. Ses personnages ? De semi-ringards qui ont vu trop de films. Autant de clichés. Mais ces clichés, il arrive à les réinventer. Le hold-up raté, par exemple, qu'on s'attendrait à voir, eh bien, il ne nous le montre pas ! Quant aux semi-ringards, il les rend passionnants en éclairant leur passé au moyen de flash-backs qui dessinent un puzzle fascinant. Le jeu outrancier des comédiens accentue encore l'artifice. Harvey Keitel, Tim Roth et Michael Madsen, qui tous surjouent avec un naturel désarmant, échappent à la caricature. Ils deviennent des « caricatures de chair », si l'on ose dire. Quand, lors du dénouement, deux corps étendus, exsangues, tentent en grimaçant de douleur, comme dans une sorte de ralenti, de s'appuyer l'un sur l'autre pour se donner un dernier coup ou, peut-être, une caresse d'adieu, on est à la frontière exacte du dérisoire et du sublime - Pierre Murat (1) Il s'amuse même comme un fou à mêler le faux et le vrai, le vrai et le crédible. Exemple : le flic raconte aux truands son histoire inventée. Soudain, Tarantino glisse un plan très bref, où le flic raconte son histoire inventée, non plus aux truands, mais aux personnages qu'il a précisément inventés pour séduire les truands...
Pierre Murat(Télérama)
Plans Cultes
mardi 19 avril
2016 à 20h15
RESERVOIR DOGS
de Quentin Tarantino
avec Harvey Keitel, Tim Roth, Michael Madsen
USA - 1992 - 1h37 - VOST
Après un hold-up manqué, des cambrioleurs de haut vol font leurs comptes dans une confrontation violente, pour découvrir lequel d'entre eux les a trahis.
A PROPOS
Le sang. Dès la fin du générique, il s'écoule du corps blessé de Mister Orange, tandis que, conduisant d'une main, serrant de l'autre celle de son complice, Mister White lui hurle que ce n'est pas grave, que ce n'est rien du tout, qu'il va s'en sortir... Mister Orange gémit, se crispe, se tord : « Je vais mourir, c'est sûr que je vais mourir... Non, tu ne vas pas mourir, gueule Mister White, t'es médecin ou quoi pour savoir que tu vas mourir ? » Et pourtant le sang continue de couler lentement, mais sûrement, du corps de Mister Orange. Il continuera à se répandre tout au long du film, alors qu'il sera allongé dans un entrepôt où le conduit Mister White, le lieu de rendez-vous où vont s'attendre, s'engueuler et s'entretuer les rescapés de ce hold-up qui a mal tourné... Unité de lieu, unité de temps, unité d'action : le film de Quentin Tarantino serait une tragédie, une épure, s'il n'y avait pas, comme dans un drame élisabéthain, où tous les excès sont tolérés, au milieu des vociférations, le corps étendu, oublié, en liquéfaction de Mister Orange, se vidant lentement de lui-même... C'est fou ce qu'il y a de vie chez un homme qui meurt, c'est fou ce qu'il y a de sang. Et c'est dans cette contradiction apparente, ce mariage contre nature entre la rigueur et l'exhibitionnisme, entre la tentation de ne rien dire (le moins possible) et le désir de ne rien cacher (hormis ce qu'il faut taire), que va couler, immuable comme la blessure de Mister Orange, Reservoir Dogs, un joyau « noir », le premier film provocant et tranquille de Quentin Tarantino, au titre étrange qu'il se refuse d'expliquer. Ils sont six. Six qui ne se connaissent ni d'Eve ni d'Adam et qui ne se fréquentent, d'ailleurs, que du bout des dents. Cinq « pros » réunis pour un coup en or par le caprice de Joe Cabot, un chauve solide et vaguement gras qui semble sorti d'un vieux film de John Huston, affublé d'un fils aussi vaguement gras que lui : Nice Guy Eddie. Six types sans autre identité que les surnoms dont les a affublés Joe Cabot. Il y a Mister Brown, Mister Blue, Mister Blonde, Mister White, Mister Orange et Mister Pink. Mister Pink proteste. Pourquoi, lui, s'appellerait-il Mister Pink ? « Parce que t'es un pédé ! », rugit Joe Cabot, qui n'aime pas qu'on discute ses ordres. Justement, Mister Pink prétend n'être pas pédé et, par conséquent, ne veut pas être surnommé Mister Pink. « Qu'est-ce que ça peut faire ? », laisse tomber Mister White, goguenard. « Evidemment, ça t'est facile à toi... Mister White, c'est un nom qui sonne bien ! Et si je m'appelais Mister Purple ? Voilà qui me plairait bien ! » « Mister Purple, gueule Joe Cabot, de plus en plus rougeaud et furieux, c'est le nom d'un gars engagé sur un autre coup. » Et l'on s'attendrait presque à ce qu'il dise « engagé sur un autre film », tant la scène, lorsqu'elle survient dans un flash-back, vers les deux tiers de Reservoir Dogs, est en porte à faux, presque comique dans la noirceur ambiante. Pas sérieux. Non, ils ne sont pas sérieux, ces zozos bleu, blanc, blond, marron, orange et rose, qui, réunis avant le hold-up dans un restaurant, discutent, à coups de « fuck » virils, le sens philosophique d'une chanson de Madonna (Like a Virgin) ou du rituel du pourboire auquel Mister Pink, encore lui, veut se soustraire. Et la caméra observe ces zozos avec une tendresse à la Cassavetes. Des travellings suaves traînent de visage en visage, de dos en dos, épiant la conversation rigolote de ces gens planqués derrière leurs couleurs comme autant de masques... Sauf que, parmi tous ces masques, il y en a un qui joue mieux. Qui joue dans le jeu. Un traître. Un flic. Qui ? Qui ? Dans le hangar où Mister White a traîné Mister Orange, agonisant, survient Mister Pink. Puis Mister Blonde, avec un policier qu'il a pris en otage, un pauvre flic terrorisé, à qui il va essayer de soutirer la vérité. Qui, parmi les présents (ou les absents : Mister Blue, Mister Brown) est le flic qui a tout fait foirer ? On est alors à un moment terrifiant, au « point de non retour », comme dirait Boorman, où, les masques étant brisés, les personnages apparaissent à nu, à cru. Mister White, par exemple, se révèle être un tendre. Comment lutter contre ça ? Est-ce de sa faute si, en dépit des consignes strictes de Joe Cabot, un sentiment incongru l'amitié l'a poussé à révéler, oh, presque rien, son prénom et son métier à l'un de ses complices. Au flic, peut-être... Et est-ce la faute de Mister Blonde, s'il est, lui, un sadique ? Comment lutter contre ça aussi ? Blonde martyrise, comme d'autres font le bien. Alors, il attache son otage sur une chaise, met la radio et, sur l'air de Stuck in the middle with you, un vieux succès des seventies, il entame une danse meurtrière à base de rasoir et de bidon d'essence avec allumettes... Séquence insoutenable et presque drôle. Glaçante et tragi-comique dans ce qu'elle révèle sur l'homme, incapable de ne pas suivre aveuglément sa nature, quelles que soient les circonstances, sans souci de la vie : celle d'autrui et la sienne propre. Comme tous les grands auteurs de films noirs, Tarantino observe l'éveil d'instincts provisoirement en sommeil. En fait, Hawks ne faisait rien d'autre, lorsqu'il réalisait Scarface. Mais le cinéma des années 30, même s'il peignait la violence, restait pétri d'innocence. Tarantino, lui, a lu tous les livres et vu tous les films notamment ceux avec Lee Marvin, auquel il est fait ici plusieurs fois allusion, Le Point de non retour de Boorman, mais aussi A bout portant de Don Siegel. En fait, sa méthode s'apparente à celle du flic chargé d'infiltrer le groupe de Joe Cabot. On le voit, le flic, répéter, devant son supérieur et devant son miroir, un épisode de sa vie de faux gangster, une histoire inventée qui lui permettra de gagner la confiance de la bande. Il la répète, il la répète son histoire. Il en travaille chaque intonation, chaque geste, il se l'approprie afin, non pas de la rendre vraie, mais crédible. Eh bien, voilà exactement ce que fait Tarantino (1). Son intrigue ? Un hold-up raté. Ses personnages ? De semi-ringards qui ont vu trop de films. Autant de clichés. Mais ces clichés, il arrive à les réinventer. Le hold-up raté, par exemple, qu'on s'attendrait à voir, eh bien, il ne nous le montre pas ! Quant aux semi-ringards, il les rend passionnants en éclairant leur passé au moyen de flash-backs qui dessinent un puzzle fascinant. Le jeu outrancier des comédiens accentue encore l'artifice. Harvey Keitel, Tim Roth et Michael Madsen, qui tous surjouent avec un naturel désarmant, échappent à la caricature. Ils deviennent des « caricatures de chair », si l'on ose dire. Quand, lors du dénouement, deux corps étendus, exsangues, tentent en grimaçant de douleur, comme dans une sorte de ralenti, de s'appuyer l'un sur l'autre pour se donner un dernier coup ou, peut-être, une caresse d'adieu, on est à la frontière exacte du dérisoire et du sublime - Pierre Murat (1) Il s'amuse même comme un fou à mêler le faux et le vrai, le vrai et le crédible. Exemple : le flic raconte aux truands son histoire inventée. Soudain, Tarantino glisse un plan très bref, où le flic raconte son histoire inventée, non plus aux truands, mais aux personnages qu'il a précisément inventés pour séduire les truands...
Pierre Murat(Télérama)