ÉVÉNEMENTS ET SÉANCES SPECIALES

A PROPOS
Pour son dernier film comme réalisateur, Sergio Leone nous livre un film testamentaire, une fresque monumentale relatant autant l’ascension d’un gangster américain qu’une page d’histoire américaine. Il boucle également sa fameuse trilogie du temps après Il était une fois dans l’Ouest et Il était une fois la Révolution. Un film colossal tant par l’ampleur de son sujet que par ses moyens et sa longueur, dont la production et la sortie furent épiques.
C’est au début des années 1960 que Sergio Leone, par le biais de son demi-frère Fulvio Morsella, prend connaissance du roman de Harry Grey The Hoods (titre français : À main armée). Il s’agit de la vie d’un gangster juif de New York, rédigée par Grey alors qu’il est détenu à la prison de Sing Sing. Leone est tout de suite séduit par le roman et y voit l’opportunité, en le remaniant, d’écrire une page d’histoire de l’Amérique. Il rencontre plusieurs fois Grey, grand fan de ses westerns, durant les années 1960-1970.
Le réalisateur italien tente d’attacher John Milius au projet, mais ce dernier doit refuser, trop occupé à écrire les scénarios de Le Lion et le Vent (qu’il réalise en 1975) et d’Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Milos Forman est aussi approché pendant un temps. De son côté, Leone refuse la proposition de réaliser Le Parrain, adapté du roman de Mario Puzo et finalement échu à Coppola, afin de se consacrer entièrement à son grand projet.
Il consacrera douze ans à l’écriture du scénario avec l’aide de quatre autres scénaristes italiens aux parcours très divers, puis plusieurs années à la recherche d’un producteur. Cette recherche se complique du fait que Dan Curtis a entretemps acheté les droits du roman pour une autre adaptation. Finalement, Alberto Grimaldi persuade Curtis de lui céder les droits en échange d’un financement du film Trauma avec Oliver Reed. Arnon Milchan, jeune producteur débutant, compléte la production.
Le casting est également délicat et voit défiler un nombre impressionnant d’acteurs. Pour le rôle de Noodle, Steve McQueen est d’abord envisagé, puis, après le décès de l’acteur en 1980, Richard Dreyfuss et Tom Berenger – ainsi que James Cagney pour interpréter Noodle âgé. Pour le personnage de Max, la star française Gérard Depardieu est considéré (avec Jean Gabin en version vieillie du personnage), puis Dustin Hoffman, Jon Voight, Harvey Keitel, John Malkovich et Klaus Kinski. Finalement, Robert De Niro et James Woods endossent les deux rôles. Claudia Cardinale auditionne pour le personnage de Carol sans convaincre. Enfin, Brooke Shields est envisagée pour le personnage de Deborah Gelly, avant d’être supplantée par Jennifer Connelly et Elizabeth McGovern.
Après deux ans de repérage, le film est tourné entre le 14 juin 1982 et le 22 avril 1983 dans le Lower East Side de New York, à St. Petersburg en Floride, à Boston, Montréal, Paris (Gare du Nord), Nice et Venise, ainsi que dans les célèbres studios de Cinecittà à Rome. C’est un tournage intense, ponctué de tensions entre James Woods et Robert De Niro. Le budget, largement excédé, dépasse trente millions de dollars.
Mais le plus dur pour Leone sera le montage. En effet, un accord avec Warner Bros. l’oblige à ne pas dépasser la durée de 2h45. Or, le cinéaste dispose d’assez de rushes pour un film de plus de 10 heures. Face à l’intransigeance du studio, il propose un montage de 4h25, puis de 3h41 (qui deviendra la version finale européenne), mais les exécutifs n’en démordent pas et veulent encore raccourcir le film. Ils imposent finalement une version raccourcie à 2h19. Le film est ainsi réduit de moitié et raconté dans un ordre chronologique, ce qui dénature son propos. Pire, il n’est pas présenté à la cérémonie des Oscars de cette année. En revanche, il sera bien présent au Festival de Cannes (hors compétition) et distribué en Europe, y compris en France, comme le souhaitait Leone.
Les critiques sont bonnes, mais le film ne rencontre pas son public, recueillant à peine 5,5 millions de dollars sur toute son exploitation, avec seulement 1,5 million de spectateurs en France. Le film rejoint ainsi la triste liste des œuvres longues et ambitieuses qui deviennent des échecs commerciaux, comme 1900 ou La Porte du paradis. Par la suite, au fil des ans, il connaît de nombreuses ressorties de longueurs différentes selon les pays et les éditeurs. Il atteint également, à l’instar de La Porte du paradis, un statut culte au fil de sa réhabilitation.
Leone aura mené jusqu’au bout un projet personnel qui lui tenait à cœur. Il y exploite bien sûr les thèmes personnels qui ont marqué sa filmographie, comme la violence stylisée, le rapport au temps et à la jeunesse, et le déchirement de la légende de l’histoire américaine. On reconnaît également sa patte au niveau de la réalisation, en particulier sur les plans larges et le rythme languissant. C’est donc un véritable film-somme que nous livre le réalisateur de la trilogie du dollar qui, ici, boucle une autre trilogie entamée avec Il était une fois dans l’Ouest.
Du western au film de gangster, il demeure des thématiques et des personnages très semblables. Ici aussi, les relations d’amitié sont précaires et peuvent être détruites tragiquement ; ici aussi, la violence et le temps finissent par avoir raison des personnages. En s’inscrivant dans une époque ultérieure au Far West, en faisant évoluer davantage la chronologie de l’histoire et en alternant les flashbacks, le film amplifie ces thématiques, leur donnant un aspect intemporel.
Le souvenir est le maître mot de cette œuvre selon Leone lui-même : « j’ai fait un film sur mes souvenirs[1] ». Souvenir nostalgique de Noodle et Max pour leur jeunesse, souvenir d’une Amérique urbaine du XXe siècle pour sa période de conquête et de construction, souvenir tendre de Leone lui-même pour un cinéma épique à l’ancienne. Mais aussi des souvenirs teintés de regrets amers pour Noodle, qui ne pourra que se réfugier dans l’opium lors d’une scène finale onirique, n’étant pas sans rappeler celles du western John McCabe de Robert Altman. Les regrets portent ici essentiellement sur l’innocence perdue et les amitiés détruites, autres thèmes récurrents chez Leone.
L’histoire et l’évolution de l’Amérique sont encore davantage mises en avant, reflétant le rapport ambigu qu’entretient le cinéaste italien avec la première puissance mondiale (y compris cinématographique), entre fascination et critique : « L’Amérique me fascine depuis que j’ai visité Disneyland. Je trouve qu’à Disneyland, il y a tous les traits de caractère américains : la jeunesse, le spectaculaire, la fascination, la naïveté, l’enfance. On y retrouve toutes les contradictions de l’Amérique qui me fascine. »
Il s’agit bien, en réalité, d’une vision personnelle de Leone sur l’Amérique, le temps, l’amitié et le cinéma lui-même. « Ce film m’offrait la possibilité de raconter au second degré ma passion pour le cinéma. Et peut-être aussi suis-je convaincu qu’à force, qu’à cause du lavage de cerveau opéré par la télévision, on fera de moins en moins de films comme celui-là. Alors, je voulais laisser ce témoignage de sympathie pour un cinéma que j’ai toujours aimé. »
Le sous-titre du film pourrait donc être Il était une fois un certain type de cinéma. Il y a en effet une véritable conception de son art que nous transmet Leone, une conception grandiose, exigeante et exaltante, qu’il aura voulu incarner jusqu’au bout au travers de son projet suivant – stoppé par le décès du cinéaste en 1989 –, portant sur le siège de Leningrad durant la Seconde Guerre mondiale. Le film a ainsi une portée symbolique forte, celle du temps qui passe et qui marque à jamais les hommes, les pays et le cinéma lui-même. Une conclusion logique de cette trilogie du temps, qui aura marqué la carrière d’un réalisateur unique.
[1] Toutes les citations de Sergio Leone ici reproduites sont issues de sa conférence de presse cannoise pour Il était une fois en Amérique, en 1984.
Jean-Paul Toorop (le mag du cine)
Plans Cultes
mercredi 7 mai
2025 à 20h00
AVRIL C'EST TRILOGIE
IL ÉTAIT UNE FOIS... SERGIO LEONE
IL ÉTAIT UNE FOIS EN AMÉRIQUE
de Sergio Leone
avec Robert De Niro, James Woods, Elizabeth McGovern
ITALIE / USA - 1984 - 3h49 - VOST - Réédition - Version restaurée - Interdit - 12 ans
New York à la fin de la Prohibition. Recherché par le FBI à la suite d’une combine qui a mal tourné, David "Noodles" Aaronson se réfugie dans une fumerie d’opium. Il doit quitter la ville en catastrophe pour n’y revenir que trois décennies plus tard, en 1968, alors qu’une mystérieuse note le presse de se rendre sur la tombe de ses anciens amis. De retour dans le quartier juif de Brooklyn, Noodles rappelle à lui les souvenirs de sa jeunesse : son adolescence dans ces rues, les règlements de compte entre bandes, ses rendez-vous amoureux avec Deborah, et sa rencontre avec Max, le caïd qui l’entraîna peu à peu dans le crime…
A PROPOS
Pour son dernier film comme réalisateur, Sergio Leone nous livre un film testamentaire, une fresque monumentale relatant autant l’ascension d’un gangster américain qu’une page d’histoire américaine. Il boucle également sa fameuse trilogie du temps après Il était une fois dans l’Ouest et Il était une fois la Révolution. Un film colossal tant par l’ampleur de son sujet que par ses moyens et sa longueur, dont la production et la sortie furent épiques.
C’est au début des années 1960 que Sergio Leone, par le biais de son demi-frère Fulvio Morsella, prend connaissance du roman de Harry Grey The Hoods (titre français : À main armée). Il s’agit de la vie d’un gangster juif de New York, rédigée par Grey alors qu’il est détenu à la prison de Sing Sing. Leone est tout de suite séduit par le roman et y voit l’opportunité, en le remaniant, d’écrire une page d’histoire de l’Amérique. Il rencontre plusieurs fois Grey, grand fan de ses westerns, durant les années 1960-1970.
Le réalisateur italien tente d’attacher John Milius au projet, mais ce dernier doit refuser, trop occupé à écrire les scénarios de Le Lion et le Vent (qu’il réalise en 1975) et d’Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Milos Forman est aussi approché pendant un temps. De son côté, Leone refuse la proposition de réaliser Le Parrain, adapté du roman de Mario Puzo et finalement échu à Coppola, afin de se consacrer entièrement à son grand projet.
Il consacrera douze ans à l’écriture du scénario avec l’aide de quatre autres scénaristes italiens aux parcours très divers, puis plusieurs années à la recherche d’un producteur. Cette recherche se complique du fait que Dan Curtis a entretemps acheté les droits du roman pour une autre adaptation. Finalement, Alberto Grimaldi persuade Curtis de lui céder les droits en échange d’un financement du film Trauma avec Oliver Reed. Arnon Milchan, jeune producteur débutant, compléte la production.
Le casting est également délicat et voit défiler un nombre impressionnant d’acteurs. Pour le rôle de Noodle, Steve McQueen est d’abord envisagé, puis, après le décès de l’acteur en 1980, Richard Dreyfuss et Tom Berenger – ainsi que James Cagney pour interpréter Noodle âgé. Pour le personnage de Max, la star française Gérard Depardieu est considéré (avec Jean Gabin en version vieillie du personnage), puis Dustin Hoffman, Jon Voight, Harvey Keitel, John Malkovich et Klaus Kinski. Finalement, Robert De Niro et James Woods endossent les deux rôles. Claudia Cardinale auditionne pour le personnage de Carol sans convaincre. Enfin, Brooke Shields est envisagée pour le personnage de Deborah Gelly, avant d’être supplantée par Jennifer Connelly et Elizabeth McGovern.
Après deux ans de repérage, le film est tourné entre le 14 juin 1982 et le 22 avril 1983 dans le Lower East Side de New York, à St. Petersburg en Floride, à Boston, Montréal, Paris (Gare du Nord), Nice et Venise, ainsi que dans les célèbres studios de Cinecittà à Rome. C’est un tournage intense, ponctué de tensions entre James Woods et Robert De Niro. Le budget, largement excédé, dépasse trente millions de dollars.
Mais le plus dur pour Leone sera le montage. En effet, un accord avec Warner Bros. l’oblige à ne pas dépasser la durée de 2h45. Or, le cinéaste dispose d’assez de rushes pour un film de plus de 10 heures. Face à l’intransigeance du studio, il propose un montage de 4h25, puis de 3h41 (qui deviendra la version finale européenne), mais les exécutifs n’en démordent pas et veulent encore raccourcir le film. Ils imposent finalement une version raccourcie à 2h19. Le film est ainsi réduit de moitié et raconté dans un ordre chronologique, ce qui dénature son propos. Pire, il n’est pas présenté à la cérémonie des Oscars de cette année. En revanche, il sera bien présent au Festival de Cannes (hors compétition) et distribué en Europe, y compris en France, comme le souhaitait Leone.
Les critiques sont bonnes, mais le film ne rencontre pas son public, recueillant à peine 5,5 millions de dollars sur toute son exploitation, avec seulement 1,5 million de spectateurs en France. Le film rejoint ainsi la triste liste des œuvres longues et ambitieuses qui deviennent des échecs commerciaux, comme 1900 ou La Porte du paradis. Par la suite, au fil des ans, il connaît de nombreuses ressorties de longueurs différentes selon les pays et les éditeurs. Il atteint également, à l’instar de La Porte du paradis, un statut culte au fil de sa réhabilitation.
Leone aura mené jusqu’au bout un projet personnel qui lui tenait à cœur. Il y exploite bien sûr les thèmes personnels qui ont marqué sa filmographie, comme la violence stylisée, le rapport au temps et à la jeunesse, et le déchirement de la légende de l’histoire américaine. On reconnaît également sa patte au niveau de la réalisation, en particulier sur les plans larges et le rythme languissant. C’est donc un véritable film-somme que nous livre le réalisateur de la trilogie du dollar qui, ici, boucle une autre trilogie entamée avec Il était une fois dans l’Ouest.
Du western au film de gangster, il demeure des thématiques et des personnages très semblables. Ici aussi, les relations d’amitié sont précaires et peuvent être détruites tragiquement ; ici aussi, la violence et le temps finissent par avoir raison des personnages. En s’inscrivant dans une époque ultérieure au Far West, en faisant évoluer davantage la chronologie de l’histoire et en alternant les flashbacks, le film amplifie ces thématiques, leur donnant un aspect intemporel.
Le souvenir est le maître mot de cette œuvre selon Leone lui-même : « j’ai fait un film sur mes souvenirs[1] ». Souvenir nostalgique de Noodle et Max pour leur jeunesse, souvenir d’une Amérique urbaine du XXe siècle pour sa période de conquête et de construction, souvenir tendre de Leone lui-même pour un cinéma épique à l’ancienne. Mais aussi des souvenirs teintés de regrets amers pour Noodle, qui ne pourra que se réfugier dans l’opium lors d’une scène finale onirique, n’étant pas sans rappeler celles du western John McCabe de Robert Altman. Les regrets portent ici essentiellement sur l’innocence perdue et les amitiés détruites, autres thèmes récurrents chez Leone.
L’histoire et l’évolution de l’Amérique sont encore davantage mises en avant, reflétant le rapport ambigu qu’entretient le cinéaste italien avec la première puissance mondiale (y compris cinématographique), entre fascination et critique : « L’Amérique me fascine depuis que j’ai visité Disneyland. Je trouve qu’à Disneyland, il y a tous les traits de caractère américains : la jeunesse, le spectaculaire, la fascination, la naïveté, l’enfance. On y retrouve toutes les contradictions de l’Amérique qui me fascine. »
Il s’agit bien, en réalité, d’une vision personnelle de Leone sur l’Amérique, le temps, l’amitié et le cinéma lui-même. « Ce film m’offrait la possibilité de raconter au second degré ma passion pour le cinéma. Et peut-être aussi suis-je convaincu qu’à force, qu’à cause du lavage de cerveau opéré par la télévision, on fera de moins en moins de films comme celui-là. Alors, je voulais laisser ce témoignage de sympathie pour un cinéma que j’ai toujours aimé. »
Le sous-titre du film pourrait donc être Il était une fois un certain type de cinéma. Il y a en effet une véritable conception de son art que nous transmet Leone, une conception grandiose, exigeante et exaltante, qu’il aura voulu incarner jusqu’au bout au travers de son projet suivant – stoppé par le décès du cinéaste en 1989 –, portant sur le siège de Leningrad durant la Seconde Guerre mondiale. Le film a ainsi une portée symbolique forte, celle du temps qui passe et qui marque à jamais les hommes, les pays et le cinéma lui-même. Une conclusion logique de cette trilogie du temps, qui aura marqué la carrière d’un réalisateur unique.
[1] Toutes les citations de Sergio Leone ici reproduites sont issues de sa conférence de presse cannoise pour Il était une fois en Amérique, en 1984.
Jean-Paul Toorop (le mag du cine)