ÉVÉNEMENTS ET SÉANCES SPECIALES

A PROPOS
Il se fond dans la nuit et opère en douceur. Comme tout tueur à gages digne de confiance, Ghost Dog élimine proprement et sans bruit. Du travail de pro. Le genre perfectionniste, solitaire, insaisissable. Voilà pour le profil type. Le reste n'est guère à l'avenant : Ghost Dog est « noir » (de la peau à l'habit), doit bien atteindre les 100 kilos, a la démarche chaloupée d'un rappeur, vit sur le toit d'un immeuble, entouré de pigeons, et puise son self-control dans les préceptes d'un ouvrage de samouraïs. Pour le polar traditionnel, il faudra donc repasser. C'est un film de combat étrangement calme. Une sorte de trip, rythmé par les résonances d'une bande-son lancinante (mélange de rap et d'ambient). Vues aériennes sur les blocs, travellings coulants dans les rues, on est bien dans une mégapole (New York ? Los Angeles ?) mais qui semble désertée, presque pacifiée. La violence y règne, pourtant, de manière sourde, aussi étouffée que le son du silencieux de Ghost Dog. Le samouraï des temps modernes roule en berlines de luxe (volées comme en rêve, sans effraction) et cultive le look « gangsta » ; et si le sabre fait une (courte) apparition, c'est bien le revolver qui a les faveurs du héros. Obsédé par le sens de l'honneur, il se présente comme le vassal de Louie, un mafieux qui n'en demandait pas tant : depuis le jour où ce dernier l'a sauvé, Ghost Dog exécute des contrats pour lui et ses chefs. Jusqu'au grain de sable fatal... Hip-hop, mafia, cinéma de samouraïs (quelques allusions glissées à Melville et à Kurosawa), on est en plein syncrétisme ! Guère surprenant de la part de Jarmusch. L'auteur de Dead Man a toujours aimé télescoper l'ancien et le nouveau, dresser des passerelles entre l'Europe et les Etats-Unis, larguer un Italien en pleine Louisiane (Down by law) ou des touristes japonais à Memphis (Mystery Train). C'est sa manière ironique de décomposer les mythes de l'Amérique. Cette fois, tout visage pâle qu'il est, il rend hommage à la culture black. Une culture qui hante tout le film : de la musique à l'environnement urbain, celui des ghettos noirs. Pour autant, Jarmusch ne signe pas un film social, un brûlot contestataire. C'est plutôt en poète sensualiste et mélancolique qu'il évoque ce monde, qu'il suggère ses souffrances, sa part indéchiffrable. Et en joueur qu'il lui oppose la mafia. Autre tribu, autres codes, autres signes de reconnaissance mille fois vus dans des films, et que l'auteur s'amuse à dynamiter. Les personnages sont des marginaux condamnés à disparaître, et l'insolite naît de leur confrontation. Un Black renfermé qui ne communique que par pigeon migrateur, des mafieux ridicules et tout penauds devant un propriétaire venu réclamer son loyer, un Français black, vendeur de glaces, qui ne pige rien à l'anglais... Tous ces zozos ne parlent pas la même langue et butent sur des problèmes de compréhension. C'est la part burlesque du film. Tout se passe alors comme si le sens importait moins que le style, la manière de dire les mots, le pouvoir des postures. Ce n'est pas un hasard si les gestes des personnages coïncident avec ceux des cartoons qu'ils consomment fréquemment à la télé. Tous paraissent perdus et infantiles dans ce monde où les animaux un vrai bestiaire comprenant pigeons, chien, ours, pivert... semblent plus humains que les humains. Il faut dire l'effet velouté des images, l'harmonie des mouvements de caméra, la souplesse du montage. Plaisirs purs de mise en scène, qui font oublier les quelques passages faibles du récit (ceux avec le vendeur de glaces et une petite fille friande de littérature). Jarmusch transforme ses personnages en figures de style, en fantômes attachants. La mort est le fil conducteur. « Chaque jour, sans exception, on doit se considérer comme mort » fait partie des principes du code moral de Ghost Dog. Doit-on les prendre au sérieux ? Sans doute pas, même si l'aspect récitatif et psalmodique des sentences envoûte. Il s'agit moins pour Jarmusch de raconter quelque chose que de se faire plaisir en travaillant les élément du genre comme autant de motifs. Il filme comme d'autres « samplent » ou scandent du rap. Il rejoint l'esprit de cette musique, omniprésente, même quand on ne l'entend plus. Semblable à une voix off, une pulsation intime. Ce film ludique et méditatif à la fois concentre puissance et souplesse. A l'image de Forest Whitaker, impressionnant de force mystérieuse, réincarnation possible d'un chien (ou d'une panthère noire ?). Massif, regard fixe et masque impassible, le moindre de ses gestes brandir un revolver, insérer un CD, tenir un livre semble relever d'un art cérémoniel très ancien. Un art martial, remis au goût du jour, qui fait glisser le film, lui donne son envol et le fait planer en toute liberté au-dessus du lot.
Jacques Morice (Télérama)
Ciné Fac
jeudi 5 décembre
2013 à 20h15
présenté par Didier Arnaud de Cinéma Parlant
Tarif spécial étudiant : 4,70€
GHOST DOG LA VOIE DU SAMOURAI
de Jim Jarmusch
Avec Forest Whitaker, John Tormey, Cliff Gorman
USA - 1999 - 1h56 - version originale sous-titrée
C'est au milieu des oiseaux, dans une perchee sur le toit d'un immeuble abandonne, que Ghost Dog etudie un ancien texte samourai. Ghost Dog est un tueur professionnel qui se fond dans la nuit et se glisse dans la ville. Quand son code moral est trahi par le dysfonctionnement d'une famille mafieuse qui l'emploie de temps a autre, il reagit strictement selon le code samourai.
A PROPOS
Il se fond dans la nuit et opère en douceur. Comme tout tueur à gages digne de confiance, Ghost Dog élimine proprement et sans bruit. Du travail de pro. Le genre perfectionniste, solitaire, insaisissable. Voilà pour le profil type. Le reste n'est guère à l'avenant : Ghost Dog est « noir » (de la peau à l'habit), doit bien atteindre les 100 kilos, a la démarche chaloupée d'un rappeur, vit sur le toit d'un immeuble, entouré de pigeons, et puise son self-control dans les préceptes d'un ouvrage de samouraïs. Pour le polar traditionnel, il faudra donc repasser. C'est un film de combat étrangement calme. Une sorte de trip, rythmé par les résonances d'une bande-son lancinante (mélange de rap et d'ambient). Vues aériennes sur les blocs, travellings coulants dans les rues, on est bien dans une mégapole (New York ? Los Angeles ?) mais qui semble désertée, presque pacifiée. La violence y règne, pourtant, de manière sourde, aussi étouffée que le son du silencieux de Ghost Dog. Le samouraï des temps modernes roule en berlines de luxe (volées comme en rêve, sans effraction) et cultive le look « gangsta » ; et si le sabre fait une (courte) apparition, c'est bien le revolver qui a les faveurs du héros. Obsédé par le sens de l'honneur, il se présente comme le vassal de Louie, un mafieux qui n'en demandait pas tant : depuis le jour où ce dernier l'a sauvé, Ghost Dog exécute des contrats pour lui et ses chefs. Jusqu'au grain de sable fatal... Hip-hop, mafia, cinéma de samouraïs (quelques allusions glissées à Melville et à Kurosawa), on est en plein syncrétisme ! Guère surprenant de la part de Jarmusch. L'auteur de Dead Man a toujours aimé télescoper l'ancien et le nouveau, dresser des passerelles entre l'Europe et les Etats-Unis, larguer un Italien en pleine Louisiane (Down by law) ou des touristes japonais à Memphis (Mystery Train). C'est sa manière ironique de décomposer les mythes de l'Amérique. Cette fois, tout visage pâle qu'il est, il rend hommage à la culture black. Une culture qui hante tout le film : de la musique à l'environnement urbain, celui des ghettos noirs. Pour autant, Jarmusch ne signe pas un film social, un brûlot contestataire. C'est plutôt en poète sensualiste et mélancolique qu'il évoque ce monde, qu'il suggère ses souffrances, sa part indéchiffrable. Et en joueur qu'il lui oppose la mafia. Autre tribu, autres codes, autres signes de reconnaissance mille fois vus dans des films, et que l'auteur s'amuse à dynamiter. Les personnages sont des marginaux condamnés à disparaître, et l'insolite naît de leur confrontation. Un Black renfermé qui ne communique que par pigeon migrateur, des mafieux ridicules et tout penauds devant un propriétaire venu réclamer son loyer, un Français black, vendeur de glaces, qui ne pige rien à l'anglais... Tous ces zozos ne parlent pas la même langue et butent sur des problèmes de compréhension. C'est la part burlesque du film. Tout se passe alors comme si le sens importait moins que le style, la manière de dire les mots, le pouvoir des postures. Ce n'est pas un hasard si les gestes des personnages coïncident avec ceux des cartoons qu'ils consomment fréquemment à la télé. Tous paraissent perdus et infantiles dans ce monde où les animaux un vrai bestiaire comprenant pigeons, chien, ours, pivert... semblent plus humains que les humains. Il faut dire l'effet velouté des images, l'harmonie des mouvements de caméra, la souplesse du montage. Plaisirs purs de mise en scène, qui font oublier les quelques passages faibles du récit (ceux avec le vendeur de glaces et une petite fille friande de littérature). Jarmusch transforme ses personnages en figures de style, en fantômes attachants. La mort est le fil conducteur. « Chaque jour, sans exception, on doit se considérer comme mort » fait partie des principes du code moral de Ghost Dog. Doit-on les prendre au sérieux ? Sans doute pas, même si l'aspect récitatif et psalmodique des sentences envoûte. Il s'agit moins pour Jarmusch de raconter quelque chose que de se faire plaisir en travaillant les élément du genre comme autant de motifs. Il filme comme d'autres « samplent » ou scandent du rap. Il rejoint l'esprit de cette musique, omniprésente, même quand on ne l'entend plus. Semblable à une voix off, une pulsation intime. Ce film ludique et méditatif à la fois concentre puissance et souplesse. A l'image de Forest Whitaker, impressionnant de force mystérieuse, réincarnation possible d'un chien (ou d'une panthère noire ?). Massif, regard fixe et masque impassible, le moindre de ses gestes brandir un revolver, insérer un CD, tenir un livre semble relever d'un art cérémoniel très ancien. Un art martial, remis au goût du jour, qui fait glisser le film, lui donne son envol et le fait planer en toute liberté au-dessus du lot.
Jacques Morice (Télérama)