HORIZONS PERDUS - Frank Capra

A PROPOS

Utopiste moraliste, Frank Capra a connu son heure de gloire tout au long des années 1930 et 1940, au point d’être devenu l’un des représentants du nationalisme optimiste américain post-crise 1929. Consacré cinéaste rooseveltien par la force des choses – alors que Capra se définissait davantage comme Républicain et que ses films naviguaient de manière ambiguë entre l’euphorie marxiste de L’Extravagant Mr Deeds et le conservatisme désespéré de La vie est belle –, il n’était pas pour autant déconnecté des tourments politiques mondiaux de son époque. En témoigne cet étrange objet qu’est Les Horizons perdus, adaptation du roman éponyme de James Hilton (1933) sortie en 1937 dans un contexte politique qui n’était absolument pas neutre, l’Europe se rendant prisonnière de régimes dictatoriaux qui allait conduire à la plus grande tragédie du siècle. Allégorie surprenante de fragilité du paradis perdu, le film met en scène une poignée d’Américains rescapés d’un accident d’avion dans l’Himalaya après avoir tenté de fuir une violente révolution à Shanghai. Face à la désolation que leur inspire ce désert de montagnes enneigées, les passagers voient rapidement leur chance de survie s’amoindrir au fur et à mesure que s’écoulent les minutes. C’est sans compter l’intervention d’un groupe d’hommes surgis de nulle part, qui leur proposent de les secourir en les accueillant à Shangri-La, la vallée où ils se sont établis depuis un temps indéfini.

Comme dans de nombreux films de Capra, la distance à parcourir et les obstacles à franchir relèvent de l’argument scénaristique imparable. On pense bien évidemment à New York-Miami dont l’enjeu était de permettre le rapprochement d’un homme et d’une femme que tout sépare le temps d’un trajet annoncé dans le titre. Mais même lorsqu’il décidait de se frotter à un certain idéalisme politique, le réalisateur incluait jusque dans les titres de ses œuvres cette articulation entre l’individu et une destination portant en elle un rapport au monde et à la réalité (Mr Deeds Goes to Town en 1936, Mr Smith Goes to Washington en 1938, Meet John Doe en 1941). Dans Les Horizons perdus, dont le titre pessimiste annonce néanmoins l’échec de la promesse formulée dans ce déplacement, la découverte de la vallée paradisiaque s’effectue au prix d’un terrible effort au travers des chemins escarpés de la montagne enneigée. Prestidigitateur assumé qui se fiche des invraisemblances, le réalisateur fait ensuite apparaître lors d’un champ/contrechamp imparable ce lieu magique et totalement déconnecté de la réalité extérieure : la tempête de neige laisse place à un temps radieux tandis que l’aridité des paysages rocailleux est remplacée sur les versants opposés par une nature riche et foisonnante. Si le spectateur n’est pas dupe de l’artifice ici exposé, les personnages rescapés ne peuvent s’empêcher de voir en ce lieu magique la promesse de leur survie. Seulement, se dessinent au gré des échanges et des rencontres les limites de cet éden en trompe-l’œil, sorte de cage dorée dont il n’est pas si aisé de repartir.

Si la structure du récit s’articule autour d’un groupe de personnages (comme Capra le fera l’année suivante dans l’enjoué Vous ne l’emporterez pas avec vous), donnant parfois le sentiment qu’il n’existe aucune hiérarchie des enjeux – ce qui a pour défaut d’amoindrir parfois l’allégorie politique –, Les Horizons perdus trouve pourtant sa principale incarnation dans le personnage du diplomate rescapé Robert Conway. Partagé entre l’enthousiasme que lui inspire cet endroit accueillant, l’admiration qu’il porte pour le Grand Lama – le leader de cette communauté prêt à passer la main compte tenu de son grand âge – et la défiance de son frère George, lui aussi survivant, à l’égard de ce lieu trop beau pour ne pas être un piège, Robert Conway doit faire un choix idéologique et le relayer par des actes. Éternel dilemme auquel sont confrontés bon nombre de héros issus des films de Capra (le plus bel exemple étant celui de L’Homme de la rue, devenu le symbole d’une lutte sociale, prêt à mourir pour obéir aux règles de l’incarnation), le diplomate sait aussi qu’en restant indéfiniment dans cet éden, il privera le reste du monde de ce témoignage porteur d’espoir. Pessimiste dans l’âme, la plupart de ses films n’étant que des antidotes au désespoir, Frank Capra renonce pourtant à devenir idéologue en estimant que l’humanité n’est finalement pas en mesure de se donner la chance du bonheur : cette vallée fertile et paisible doit-elle rester une sorte de paradis perdu et oublié ? C’est ce que semble suggérer l’étrange conclusion de ces Horizons perdus car la chaîne est rompue, l’aventure vécue par notre groupe de personnages ne devenant plus qu’une vague rumeur à laquelle chacun peut continuer de croire… ou pas.

Clément Graminiès (critikat)

Cinélégende
mardi 15 juin 2021 à 19h30

HABITER LA NATURE : Habiter les jardins

Présentation et débat en présence de Louis Mathieu, président de l'association Cinéma Parlant

Séance organisée en collaboration avec l'association Cinélégende


HORIZONS PERDUS

de Frank Capra

avec Ronald Colman, John Howard (III), Edward Everett Horton
USA - 1937 - 2h12

Une révolution vient d'éclater en Chine et Robert Conway est obligé de prendre la fuite avec quatre autres Américains. Mais leur avion est détourné et ils arrivent dans une vallée tibétaine où le temps semble ne pas s'écouler.

A PROPOS

Utopiste moraliste, Frank Capra a connu son heure de gloire tout au long des années 1930 et 1940, au point d’être devenu l’un des représentants du nationalisme optimiste américain post-crise 1929. Consacré cinéaste rooseveltien par la force des choses – alors que Capra se définissait davantage comme Républicain et que ses films naviguaient de manière ambiguë entre l’euphorie marxiste de L’Extravagant Mr Deeds et le conservatisme désespéré de La vie est belle –, il n’était pas pour autant déconnecté des tourments politiques mondiaux de son époque. En témoigne cet étrange objet qu’est Les Horizons perdus, adaptation du roman éponyme de James Hilton (1933) sortie en 1937 dans un contexte politique qui n’était absolument pas neutre, l’Europe se rendant prisonnière de régimes dictatoriaux qui allait conduire à la plus grande tragédie du siècle. Allégorie surprenante de fragilité du paradis perdu, le film met en scène une poignée d’Américains rescapés d’un accident d’avion dans l’Himalaya après avoir tenté de fuir une violente révolution à Shanghai. Face à la désolation que leur inspire ce désert de montagnes enneigées, les passagers voient rapidement leur chance de survie s’amoindrir au fur et à mesure que s’écoulent les minutes. C’est sans compter l’intervention d’un groupe d’hommes surgis de nulle part, qui leur proposent de les secourir en les accueillant à Shangri-La, la vallée où ils se sont établis depuis un temps indéfini.

Comme dans de nombreux films de Capra, la distance à parcourir et les obstacles à franchir relèvent de l’argument scénaristique imparable. On pense bien évidemment à New York-Miami dont l’enjeu était de permettre le rapprochement d’un homme et d’une femme que tout sépare le temps d’un trajet annoncé dans le titre. Mais même lorsqu’il décidait de se frotter à un certain idéalisme politique, le réalisateur incluait jusque dans les titres de ses œuvres cette articulation entre l’individu et une destination portant en elle un rapport au monde et à la réalité (Mr Deeds Goes to Town en 1936, Mr Smith Goes to Washington en 1938, Meet John Doe en 1941). Dans Les Horizons perdus, dont le titre pessimiste annonce néanmoins l’échec de la promesse formulée dans ce déplacement, la découverte de la vallée paradisiaque s’effectue au prix d’un terrible effort au travers des chemins escarpés de la montagne enneigée. Prestidigitateur assumé qui se fiche des invraisemblances, le réalisateur fait ensuite apparaître lors d’un champ/contrechamp imparable ce lieu magique et totalement déconnecté de la réalité extérieure : la tempête de neige laisse place à un temps radieux tandis que l’aridité des paysages rocailleux est remplacée sur les versants opposés par une nature riche et foisonnante. Si le spectateur n’est pas dupe de l’artifice ici exposé, les personnages rescapés ne peuvent s’empêcher de voir en ce lieu magique la promesse de leur survie. Seulement, se dessinent au gré des échanges et des rencontres les limites de cet éden en trompe-l’œil, sorte de cage dorée dont il n’est pas si aisé de repartir.

Si la structure du récit s’articule autour d’un groupe de personnages (comme Capra le fera l’année suivante dans l’enjoué Vous ne l’emporterez pas avec vous), donnant parfois le sentiment qu’il n’existe aucune hiérarchie des enjeux – ce qui a pour défaut d’amoindrir parfois l’allégorie politique –, Les Horizons perdus trouve pourtant sa principale incarnation dans le personnage du diplomate rescapé Robert Conway. Partagé entre l’enthousiasme que lui inspire cet endroit accueillant, l’admiration qu’il porte pour le Grand Lama – le leader de cette communauté prêt à passer la main compte tenu de son grand âge – et la défiance de son frère George, lui aussi survivant, à l’égard de ce lieu trop beau pour ne pas être un piège, Robert Conway doit faire un choix idéologique et le relayer par des actes. Éternel dilemme auquel sont confrontés bon nombre de héros issus des films de Capra (le plus bel exemple étant celui de L’Homme de la rue, devenu le symbole d’une lutte sociale, prêt à mourir pour obéir aux règles de l’incarnation), le diplomate sait aussi qu’en restant indéfiniment dans cet éden, il privera le reste du monde de ce témoignage porteur d’espoir. Pessimiste dans l’âme, la plupart de ses films n’étant que des antidotes au désespoir, Frank Capra renonce pourtant à devenir idéologue en estimant que l’humanité n’est finalement pas en mesure de se donner la chance du bonheur : cette vallée fertile et paisible doit-elle rester une sorte de paradis perdu et oublié ? C’est ce que semble suggérer l’étrange conclusion de ces Horizons perdus car la chaîne est rompue, l’aventure vécue par notre groupe de personnages ne devenant plus qu’une vague rumeur à laquelle chacun peut continuer de croire… ou pas.

Clément Graminiès (critikat)



Cinélégende - SAISON 2023-2024
lundi 2 octobre à 20h00
THE PROGRAM de Stephen Frears
lundi 4 décembre à 20h00
BIG EYES de Tim Burton
lundi 1 janvier à 20h00
GILDA de Charles Vidor
lundi 19 février à 20h00
SHUTTER ISLAND de Martin Scorsese