ASCENSEUR POUR L'ÉCHAFAUD - Louis Malle

A PROPOS

En 1957, à Paris, le trompettiste américain Miles Davis grave en une nuit la musique du premier long métrage de Louis Malle. Retour sur un enregistrement historique qui a fait entrer le souffle jazz dans les bandes originales de films.  

Le lien entre jazz et film noir paraît si évident. On imagine si aisément un saxophone langoureux s’attacher aux déhanchements d’une vamp fatale ou une walking bass suivre les pas sur l’asphalte d’un privé au bout du rouleau qu’on en oublierait presque que, dans les années 1940 et 1950, le jazz était très peu exploité à l’écran et, pour ainsi dire, inaudible. Musique trop noire ? Trop éloignée du néoromantisme pompier apprécié à Hollywood ? Toujours est-il que la rencontre décisive aura lieu en France, terre alors réputée moins raciste, et par ailleurs avide de culture américaine. En 1957, la voie est montrée avec deux films : Sait-on jamais…, de Roger Vadim, accompagné par une bande originale signée John Lewis (fondateur du Modern Jazz Quartet), et, surtout, Ascenseur pour l’échafaud, dont la BO de Miles Davis dépassera en popularité les images de Louis Malle.

En 1957, Miles Davis jouit d’une notoriété rare dans le monde du jazz. S’il a été contraint de dissoudre son « grand quintet » à cause des addictions de John Coltrane et Philly Joe Jones, il a retrouvé l’orchestrateur Gil Evans pour produire un album novateur, Miles ahead, et a répondu favorablement à l’offre du producteur Marcel Romano de venir tourner en France à la fin de l’automne. L’orchestre qu’on lui propose se compose de son ami Kenny Clarke à la batterie, René Urtreger au piano, Pierre Michelot à la contrebasse, avec qui il a déjà tourné l’année précédente, et enfin de Barney Wilen, saxophone ténor alors âgé de 20 ans. Tous sont des musiciens de premier plan et le respect est mutuel.

Dès son arrivée à Paris, le trompettiste est cependant sollicité pour un projet bien particulier : le jeune Louis Malle lui demande d’improviser en direct la musique qu’il souhaite pour son premier film de fiction, l’adaptation d’un roman noir qui a pour titre Ascenseur pour l’échafaud. Davis, qui n’a jamais composé pour le cinéma, accepte de relever le challenge.

Une projection privée est organisée le 2 décembre pour permettre au trompettiste de se familiariser avec les maladresses fatales de Maurice Ronet et les errances anxieuses de Jeanne Moreau. Le lendemain, Miles signe un contrat avec la maison de disques Fontana et, dans la nuit du 4 au 5, il retrouve ses musiciens pour improviser avec eux, en séquences très courtes, la musique commandée. Les accompagnateurs n’ont guère reçu d’indications : deux accords pour le générique, quelques schémas, une idée d’atmosphère, rien de plus.

Avec son sens aigu de l’abstraction, Miles réclame des empilements harmoniques à certains endroits, une absence totale d’accords à d’autres. « Ça n’avait jamais été fait, une musique [de film] de jazz improvisée, se rappelait René Urtreger en 2005. Miles me demandait toujours d’en mettre le plus possible, pour les accords. Si j’avais eu douze doigts, il aurait aimé entendre douze notes en même temps. Il aimait ça. Surtout ne pas faire simple, faire compliqué, plutôt. » Quand, pour la poursuite en voiture sur l’autoroute, Miles recourt au vieux schéma harmonique de Sweet Georgia Brown, il demande toutefois au pianiste de ne pas jouer, masquant ainsi son emprunt au profit d’« une musique de rêve », selon l’expression d’Urtreger. Ce procédé colle parfaitement avec la mise en scène parfois artificielle de Malle qui, de son côté, ne néglige pas ses efforts pour obtenir, lui aussi, ce qu’il veut entendre.
Une nuit mystérieuse et extraordinaire

Les témoignages sur cette nuit n’ont pas manqué. Si Boris Vian, qui semble ne pas y avoir assisté, a vraisemblablement inventé de toutes pièces, dans les notes originelles de la pochette du disque, la légende d’un Miles Davis à la lèvre fendue, soufflant et saignant en même temps sa musique, ce qui s’est passé en réalité paraît à la fois plus doux et plus mystérieux. « Tout le monde devenait de plus en plus excité, se souvient René Urtreger. Je crois qu’avec les heures qui passaient, on commençait, les uns et les autres, tous les gens présents, à se rendre compte que ce n’était pas n’importe quoi, que ce qui était en train de se passer sortait vraiment de l’ordinaire. » Alain Cavalier, autre assistant de Louis Malle à l’époque, dira pour sa part : « Ce que je retiens de cette nuit, c’est que tout était intime, feutré, détendu. » Exactement l’opposé du film, qui n’est que tension, prémonition, poisse et dégringolade.

Si Ascenseur pour l’échafaud intéresse surtout aujourd’hui en ce qu’il anticipe la Nouvelle Vague (dans A bout de souffle, Godard optera lui aussi pour une bande originale jazz, signée Martial Solal), la postérité de la musique de Miles sera beaucoup plus importante. Suivant les directives émises par Malle et peut-être par souci d’espace et de simplicité, le trompettiste a eu l’intuition d’explorer la piste modale. Or, cet intérêt pour les modes ne va plus le lâcher et, bientôt, ils lui apparaîtront comme une issue aux hermétismes harmoniques du bop (ce qui entraînera le jazz vers une nouvelle révolution).

Plus encore, au jeu peu expressif des protagonistes, à leurs tirades qui semblent lues plutôt que vécues – à l’exception de Lino Ventura, qu’on croirait déjà dans son rôle de Garde à vue et qui aurait suscité l’attention du musicien –, Miles oppose un sous-texte incroyablement évocateur, lourd de pressentiment, de passion inquiète et d’ironie désespérée. Dans ce récit empreint de fatalité sèche et qui s’achève par le gâchis général annoncé dès le titre, la musique joue un rôle proche de celui du chœur dans la tragédie grecque. Elle n’illustre pas mais dit ce qui es tu, soulève ce qui bout et gronde, suggère ce que les personnages ne peuvent ou ne savent exprimer. Ainsi, Miles pénètre si bien les images qu’il les rend indissociables de la musique dans le même temps que celle-ci ne cesse d’excéder la narration. Au premier essai, il hisse l’improvisation jazz au même rang que les grandes partitions composées par Prokofiev, Korngold, Herrmann ou Rózsa pour le cinéma. Un coup de maître qui scelle l’union, appelée à devenir féconde, entre jazz et film noir. « Ce qui fait la gloire de cette musique de film, conclut modestement l’immense René Urtreger, c’est le son, et l’émotion, et la qualité de Miles Davis, avec des gens qui sont dans l’ombre, derrière lui. C’est Miles qui éclaire. »

Louis-Julien Nicolaou (Télérama)

Ciné Jazz
mardi 7 novembre 2023 à 20h00

Avant la projection, les élèves du département Jazz du Conservatoire à Rayonnement Régional proposeront une présentation tout en musique de la création musicale de Miles Davis pour le film de Louis Malle.

Avec Simon Buillit à la trompette, Clément Lavigne au piano, Nans Rousseau à la contrebasse, Thomas Brivet à la batterie et Louis Rose au saxophone


ASCENSEUR POUR L'ÉCHAFAUD

de Louis Malle

Avec Jeanne Moreau, Maurice Ronet, Georges Poujouly
FRANCE - 1957 - 1h28

Un homme assassine son patron avec l'aide de sa femme dont il est l'amant. Voulant supprimer un indice compromettant, il se retrouve bloqué dans l'ascenseur qui l'emporte sur les lieux du crime.

A PROPOS

En 1957, à Paris, le trompettiste américain Miles Davis grave en une nuit la musique du premier long métrage de Louis Malle. Retour sur un enregistrement historique qui a fait entrer le souffle jazz dans les bandes originales de films.  

Le lien entre jazz et film noir paraît si évident. On imagine si aisément un saxophone langoureux s’attacher aux déhanchements d’une vamp fatale ou une walking bass suivre les pas sur l’asphalte d’un privé au bout du rouleau qu’on en oublierait presque que, dans les années 1940 et 1950, le jazz était très peu exploité à l’écran et, pour ainsi dire, inaudible. Musique trop noire ? Trop éloignée du néoromantisme pompier apprécié à Hollywood ? Toujours est-il que la rencontre décisive aura lieu en France, terre alors réputée moins raciste, et par ailleurs avide de culture américaine. En 1957, la voie est montrée avec deux films : Sait-on jamais…, de Roger Vadim, accompagné par une bande originale signée John Lewis (fondateur du Modern Jazz Quartet), et, surtout, Ascenseur pour l’échafaud, dont la BO de Miles Davis dépassera en popularité les images de Louis Malle.

En 1957, Miles Davis jouit d’une notoriété rare dans le monde du jazz. S’il a été contraint de dissoudre son « grand quintet » à cause des addictions de John Coltrane et Philly Joe Jones, il a retrouvé l’orchestrateur Gil Evans pour produire un album novateur, Miles ahead, et a répondu favorablement à l’offre du producteur Marcel Romano de venir tourner en France à la fin de l’automne. L’orchestre qu’on lui propose se compose de son ami Kenny Clarke à la batterie, René Urtreger au piano, Pierre Michelot à la contrebasse, avec qui il a déjà tourné l’année précédente, et enfin de Barney Wilen, saxophone ténor alors âgé de 20 ans. Tous sont des musiciens de premier plan et le respect est mutuel.

Dès son arrivée à Paris, le trompettiste est cependant sollicité pour un projet bien particulier : le jeune Louis Malle lui demande d’improviser en direct la musique qu’il souhaite pour son premier film de fiction, l’adaptation d’un roman noir qui a pour titre Ascenseur pour l’échafaud. Davis, qui n’a jamais composé pour le cinéma, accepte de relever le challenge.

Une projection privée est organisée le 2 décembre pour permettre au trompettiste de se familiariser avec les maladresses fatales de Maurice Ronet et les errances anxieuses de Jeanne Moreau. Le lendemain, Miles signe un contrat avec la maison de disques Fontana et, dans la nuit du 4 au 5, il retrouve ses musiciens pour improviser avec eux, en séquences très courtes, la musique commandée. Les accompagnateurs n’ont guère reçu d’indications : deux accords pour le générique, quelques schémas, une idée d’atmosphère, rien de plus.

Avec son sens aigu de l’abstraction, Miles réclame des empilements harmoniques à certains endroits, une absence totale d’accords à d’autres. « Ça n’avait jamais été fait, une musique [de film] de jazz improvisée, se rappelait René Urtreger en 2005. Miles me demandait toujours d’en mettre le plus possible, pour les accords. Si j’avais eu douze doigts, il aurait aimé entendre douze notes en même temps. Il aimait ça. Surtout ne pas faire simple, faire compliqué, plutôt. » Quand, pour la poursuite en voiture sur l’autoroute, Miles recourt au vieux schéma harmonique de Sweet Georgia Brown, il demande toutefois au pianiste de ne pas jouer, masquant ainsi son emprunt au profit d’« une musique de rêve », selon l’expression d’Urtreger. Ce procédé colle parfaitement avec la mise en scène parfois artificielle de Malle qui, de son côté, ne néglige pas ses efforts pour obtenir, lui aussi, ce qu’il veut entendre.
Une nuit mystérieuse et extraordinaire

Les témoignages sur cette nuit n’ont pas manqué. Si Boris Vian, qui semble ne pas y avoir assisté, a vraisemblablement inventé de toutes pièces, dans les notes originelles de la pochette du disque, la légende d’un Miles Davis à la lèvre fendue, soufflant et saignant en même temps sa musique, ce qui s’est passé en réalité paraît à la fois plus doux et plus mystérieux. « Tout le monde devenait de plus en plus excité, se souvient René Urtreger. Je crois qu’avec les heures qui passaient, on commençait, les uns et les autres, tous les gens présents, à se rendre compte que ce n’était pas n’importe quoi, que ce qui était en train de se passer sortait vraiment de l’ordinaire. » Alain Cavalier, autre assistant de Louis Malle à l’époque, dira pour sa part : « Ce que je retiens de cette nuit, c’est que tout était intime, feutré, détendu. » Exactement l’opposé du film, qui n’est que tension, prémonition, poisse et dégringolade.

Si Ascenseur pour l’échafaud intéresse surtout aujourd’hui en ce qu’il anticipe la Nouvelle Vague (dans A bout de souffle, Godard optera lui aussi pour une bande originale jazz, signée Martial Solal), la postérité de la musique de Miles sera beaucoup plus importante. Suivant les directives émises par Malle et peut-être par souci d’espace et de simplicité, le trompettiste a eu l’intuition d’explorer la piste modale. Or, cet intérêt pour les modes ne va plus le lâcher et, bientôt, ils lui apparaîtront comme une issue aux hermétismes harmoniques du bop (ce qui entraînera le jazz vers une nouvelle révolution).

Plus encore, au jeu peu expressif des protagonistes, à leurs tirades qui semblent lues plutôt que vécues – à l’exception de Lino Ventura, qu’on croirait déjà dans son rôle de Garde à vue et qui aurait suscité l’attention du musicien –, Miles oppose un sous-texte incroyablement évocateur, lourd de pressentiment, de passion inquiète et d’ironie désespérée. Dans ce récit empreint de fatalité sèche et qui s’achève par le gâchis général annoncé dès le titre, la musique joue un rôle proche de celui du chœur dans la tragédie grecque. Elle n’illustre pas mais dit ce qui es tu, soulève ce qui bout et gronde, suggère ce que les personnages ne peuvent ou ne savent exprimer. Ainsi, Miles pénètre si bien les images qu’il les rend indissociables de la musique dans le même temps que celle-ci ne cesse d’excéder la narration. Au premier essai, il hisse l’improvisation jazz au même rang que les grandes partitions composées par Prokofiev, Korngold, Herrmann ou Rózsa pour le cinéma. Un coup de maître qui scelle l’union, appelée à devenir féconde, entre jazz et film noir. « Ce qui fait la gloire de cette musique de film, conclut modestement l’immense René Urtreger, c’est le son, et l’émotion, et la qualité de Miles Davis, avec des gens qui sont dans l’ombre, derrière lui. C’est Miles qui éclaire. »

Louis-Julien Nicolaou (Télérama)