ÉVÉNEMENTS ET SÉANCES SPECIALES

GUANTANAMERA - Juan Carlos Tabio & Tomàs Gutiérrez Alea

A PROPOS

Il est presque étonnant que ce film ait pu être tourné à Cuba tant sa critique de la bureaucratie et des conditions de vie sur l’île est féroce. Adolfo, prototype de l’arriviste prêt à tout pour démontrer la validité de sa théorie (un rapatriement économique des défunts), évolue tout à son aise dans un régime que la technocratie et les discours officiels fossilisent. Acerbe, le cinéaste, dont ce sera le dernier film, se permet de mélanger les tons, allant du burlesque au pathétique, au gré d’un road movie indolent et farci de coïncidences et de péripéties ahurissantes. Il ne se donne pas la peine de masquer les invraisemblances d’un scénario aussi mordant que mélancolique : Mariano, le routier séducteur, retrouvera sur son parcours sa professeur (la femme d’Adolfo) avec une régularité métronomique. Qu’importe. L’essentiel est ailleurs, dans une double leçon administrée avec une lucidité malicieuse : certes, Cuba est cet endroit dans lequel le système D et les arrangements (vente à la sauvette, restaurant clandestin, nourriture cachée, transport illégal dans des camions) forment un mode de vie indispensable. Certes, il faut supporter des informations triomphantes sur des records de récolte et des maisons décrépites.

Mais pour Tomas Gutiérrez Alea, même dans ce monde devenu fou, on peut acquérir une certaine liberté pourvu qu’on suive ses sentiments : Mariano renonce à ses nombreuses et dévorantes maîtresses et Georgina à son mari falot, comme à leur manière le couple du début, Candido et la tante, se retrouvaient après une séparation de cinquante ans. Au fond, très classiquement, le voyage sert à se révéler : Adolfo est un tyran violent (parce que responsable administratif ?), sa femme étouffe sous son joug. Il lui faudra bien des rencontres pour accepter de vivre sa vie, et donc de le laisser à ses préoccupations carriéristes.

Bien que le rythme soit comme alangui, ce road movie est fortement structuré par des situations (le conducteur deux fois frappé par une maîtresse de Mariano, le gag récurrent des essuie-glaces, l’apparition à la limite du fantastique d’une petite fille à différents moments) et des objets (le ruban, la robe) qui lui donnent une cohérence narrative. Mais le cinéaste dépasse ces artifices par une légende, celle du déluge, qui fait du récit entier une allégorie et lui donne une profondeur sombre ; le film ne cesse de tourner autour de la mort, qu’elle soit tragique ou burlesque (la photo du vieillard qui a trop reculé…) bien qu’il se termine par une apologie de la vie.

Difficile de ne pas voir dans le personnage du vieux sage Candido (et le nom en dit long) un alter ego du réalisateur : c’est lui qui juge le mieux Adolfo, lui qui rapproche le couple, lui qui meurt à la fin. Le personnage n’en est que plus soigné, attentif à son bilan nostalgique : pour lui, la vie « s’est rétrécie ». Discret, il accompagne et intervient peu, davantage témoin que partie prenante. Mais au fond, sa présence fait contrepoint à celle des agités permanents, qui brassent du vide en croyant organiser. Il sait la vacuité des organisations.

Avec ce personnage émouvant, le cinéaste fait ses adieux, et offre aux spectateurs une film tendre et pourtant fortement satirique. Sans doute fallait-il arriver au bout d’une carrière pour atteindre pareille sérénité sans tomber dans la complaisance.

François Bonini (Avoiralire.com)

Ciné classique
dimanche 10 mars 2019 à 17h45

présenté par Louis Mathieu, association Cinéma Parlant

Séance organisée en collaboration avec l'Université d'Angers et Cinéma Parlant dans le cadre de la semaine de cinéma de langue espagnole


GUANTANAMERA

de Juan Carlos Tabio & Tomàs Gutiérrez Alea

avec Carlos Cruz, Mirta Ibarra, Jorge Perugorría
CUBA - 1994 - 1h41 VOST - Réédition - Version restaurée

Autour de la table qui réunit plusieurs fonctionnaires cubains, la discussion est âpre et houleuse, il s’agit de régler le problème du transport des défunts à travers l’île. Adolfo propose que chaque région prenne en charge les corps qui transiteront sur ses terres. Mais voilà que sa belle-mère décède, avec pour dernier désir d’être inhumée à l’autre bout de Cuba. Adolfo escorte le corps dans ce long et compliqué périple, accompagné de sa jolie femme Georgina, de Tony, le chauffeur et de Candido, vieil homme attachant qui fut et qui reste toujours amoureux de la défunte...
http://www.karmafilms.fr/GUANTANAMERA

A PROPOS

Il est presque étonnant que ce film ait pu être tourné à Cuba tant sa critique de la bureaucratie et des conditions de vie sur l’île est féroce. Adolfo, prototype de l’arriviste prêt à tout pour démontrer la validité de sa théorie (un rapatriement économique des défunts), évolue tout à son aise dans un régime que la technocratie et les discours officiels fossilisent. Acerbe, le cinéaste, dont ce sera le dernier film, se permet de mélanger les tons, allant du burlesque au pathétique, au gré d’un road movie indolent et farci de coïncidences et de péripéties ahurissantes. Il ne se donne pas la peine de masquer les invraisemblances d’un scénario aussi mordant que mélancolique : Mariano, le routier séducteur, retrouvera sur son parcours sa professeur (la femme d’Adolfo) avec une régularité métronomique. Qu’importe. L’essentiel est ailleurs, dans une double leçon administrée avec une lucidité malicieuse : certes, Cuba est cet endroit dans lequel le système D et les arrangements (vente à la sauvette, restaurant clandestin, nourriture cachée, transport illégal dans des camions) forment un mode de vie indispensable. Certes, il faut supporter des informations triomphantes sur des records de récolte et des maisons décrépites.

Mais pour Tomas Gutiérrez Alea, même dans ce monde devenu fou, on peut acquérir une certaine liberté pourvu qu’on suive ses sentiments : Mariano renonce à ses nombreuses et dévorantes maîtresses et Georgina à son mari falot, comme à leur manière le couple du début, Candido et la tante, se retrouvaient après une séparation de cinquante ans. Au fond, très classiquement, le voyage sert à se révéler : Adolfo est un tyran violent (parce que responsable administratif ?), sa femme étouffe sous son joug. Il lui faudra bien des rencontres pour accepter de vivre sa vie, et donc de le laisser à ses préoccupations carriéristes.

Bien que le rythme soit comme alangui, ce road movie est fortement structuré par des situations (le conducteur deux fois frappé par une maîtresse de Mariano, le gag récurrent des essuie-glaces, l’apparition à la limite du fantastique d’une petite fille à différents moments) et des objets (le ruban, la robe) qui lui donnent une cohérence narrative. Mais le cinéaste dépasse ces artifices par une légende, celle du déluge, qui fait du récit entier une allégorie et lui donne une profondeur sombre ; le film ne cesse de tourner autour de la mort, qu’elle soit tragique ou burlesque (la photo du vieillard qui a trop reculé…) bien qu’il se termine par une apologie de la vie.

Difficile de ne pas voir dans le personnage du vieux sage Candido (et le nom en dit long) un alter ego du réalisateur : c’est lui qui juge le mieux Adolfo, lui qui rapproche le couple, lui qui meurt à la fin. Le personnage n’en est que plus soigné, attentif à son bilan nostalgique : pour lui, la vie « s’est rétrécie ». Discret, il accompagne et intervient peu, davantage témoin que partie prenante. Mais au fond, sa présence fait contrepoint à celle des agités permanents, qui brassent du vide en croyant organiser. Il sait la vacuité des organisations.

Avec ce personnage émouvant, le cinéaste fait ses adieux, et offre aux spectateurs une film tendre et pourtant fortement satirique. Sans doute fallait-il arriver au bout d’une carrière pour atteindre pareille sérénité sans tomber dans la complaisance.

François Bonini (Avoiralire.com)