DE MÉMOIRES D'OUVRIERS - Gilles Perret

A PROPOS

C’était l’époque où le patronat se faisait «justice» lui-même. Où les fils de Claude Crettiez, horloger à Cluses (Haute-Savoie), sortaient les fusils pour tirer sur la foule des grévistes. Ce jour-là, le 18 juillet 1904, trois d’entre eux, dont deux gamins de 17 et 21 ans, ne se relèveront pas. Un siècle plus tard, devant la caméra de Gilles Perret qui taquine les passants sur la place de la ville, rares sont ceux qui se souviennent de l’événement. De ces gosses qui écriront de leur sang «une page qui fonde l’histoire du monde ouvrier dans notre pays», explique Mino Faïta, ancien ouvrier devenu historien.
Ainsi débute le récit d’une véritable épopée : celle de ces milliers d’hommes et de femmes qui ont transformé de leurs mains, au cours des dernières décennies, une région entière, montagneuse et hostile. Celle d’une Savoie agricole devenue industrielle par la grâce de l’électricité hydraulique, et qui a vu affluer, «comme un coup de tonnerre», entreprises et travailleurs au cours du siècle dernier. De mémoires d’ouvriers, film documentaire de Gilles Perret, enfant du pays, retourne ainsi la carte postale des verts pâturages et des stations de ski pour nous faire découvrir l’histoire enfouie de cette partie des Alpes, de «ces gens qui ont façonné la pente, ouvert des routes, construit des barrages, bâti des usines, pour faire ce que la Savoie est aujourd’hui», explique l’historien Michel Etiévent.
Une façon d’entrevoir, également, au travers de cette région, les formidables mutations économiques et sociales de la France. Les paysans descendent des montagnes, les Italiens traversent la frontière, suivis des Polonais, Espagnols et Marocains. Ils se retrouvent autour des fours sidérurgiques, sur les coulées de béton des usines hydroélectriques, bâtissant «une camaraderie formidable», une identité ouvrière dans «une ambiance que je n’ai jamais retrouvée», se souvient Marcel Eynard, maçon sur le barrage de Roselend dans les années 50.
Sur ce chantier d’altitude - l’un des quarante barrages érigés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale -, les ouvriers travaillent douze heures d’affilée, sous la pluie et la neige, au-dessus de 150 mètres de vide, éclairés la nuit par des phares qui embrasent la montagne. «Mais on était heureux», se souvient Marcel Eynard, qui vivait dans un «village-monastère» coupé du monde, construit au pied du barrage et où étaient montés chaque mois 4,5 tonnes de viande, 9 tonnes de pain et 20 000 litres de vin.
«Savoir-faire». Dans les vallées, les hommes transpirent au-dessus des coulées d’acier. Paysans pour la plupart d’entre eux, ils apprennent un second métier, œuvrant le matin comme métallos, avant de remonter l’après-midi, et après deux heures de marche, travailler dans les champs. «Le paysan et l’ouvrier, la terre et l’usine, ces deux éléments sont apparemment antagoniques, relève Michel Etiévent. Mais le paysan vient dans l’usine avec des savoir-faire agricoles que l’on va utiliser dans l’industrie. J’ai toujours été frappé, par exemple, par la proximité qu’il y a à fabriquer un beaufort et un lingot d’acier.» Leur double salaire va aussi leur permettre d’acheter des machines agricoles, et de consolider leurs exploitations. «L’industrie a été une des raisons essentielles de la préservation du paysan et de l’agriculture, note Etiévent. On le voit très bien en Maurienne : là où l’usine meurt, la terre meurt autour.»
Entre images d’archives et témoignages d’anciens ouvriers, Gilles Perret redonne la parole à des hommes qui représentent, dit-il, «23% des actifs mais seulement 2% de l’espace médiatique». Un film en forme d’hommage à une classe sociale placée, malgré elle, au cœur de la campagne électorale, et que le réalisateur refuse de voir mourir dans la mondialisation.
Luc Peillon (Libération)

Rencontre
mardi 17 avril 2012 à 20h15

suivi d'une rencontre avec le réalisateur

Soirée organisée en collaboration avec l'association UTOPIA 49 et Cinéma Parlant


DE MÉMOIRES D'OUVRIERS

de Gilles Perret

Documentaire
France - 2011 - 1h19

De l'évocation de la fusillade de Cluses (1904) où les patrons tirèrent sur les ouvriers grévistes au témoignage d'un ouvrier d'aujourd'hui à l'usine de La Bâthie, le film de Gilles Perret, utilisant les images d'archives de la Cinémathèque des Pays de Savoie et de l'Ain, construit la mémoire des ouvriers des montagnes de Savoie.
Il fait vivre ses interlocuteurs d'aujourd'hui (ouvriers de la métallurgie, ouvriers-paysans en retraite, prêtre-ouvrier, ouvriers du bâtiment, syndicalistes, cadres d'entreprise, historiens) par la saveur, l'émotion, le naturel de leur parole qu'il intègre à l'espace et aux gestes de leur vie.
Il confronte avec sympathie leurs souvenirs avec des images d'archives qui restituent la vie ordinaire des ouvriers d'autrefois, à l'usine, au chantier, à la campagne, une vie qui n'est pas dite par des mots.
En passant de l'activité industrielle suivie par les grands travaux des Alpes, puis par la construction des stations de ski qui voit l'économie de service supplanter l'économie de production, c'est aussi l'histoire économique du dernier siècle qui est racontée. Sur fond de rapports sociaux plus ou moins favorables à la classe ouvrière, ce sont des hommes droits et lucides qui expriment leurs souvenirs.
Au-delà du seul territoire savoyard, le film atteste sans nostalgie de la mutation d'un monde ouvrier qu'on ne voit plus, menacé de disparition par la logique économique de la mondialisation. Il interroge une histoire en train de se faire, celle des oubliés de l'histoire, rendant dignité à des visages anonymes, à des gestes perdus, à des convictions incarnées. C'est si vrai, la puissance d'illusion du cinéma est si forte que l'émotion est au coeur du film.
http://www.dememoiresdouvriers.com/accueil.html

A PROPOS

C’était l’époque où le patronat se faisait «justice» lui-même. Où les fils de Claude Crettiez, horloger à Cluses (Haute-Savoie), sortaient les fusils pour tirer sur la foule des grévistes. Ce jour-là, le 18 juillet 1904, trois d’entre eux, dont deux gamins de 17 et 21 ans, ne se relèveront pas. Un siècle plus tard, devant la caméra de Gilles Perret qui taquine les passants sur la place de la ville, rares sont ceux qui se souviennent de l’événement. De ces gosses qui écriront de leur sang «une page qui fonde l’histoire du monde ouvrier dans notre pays», explique Mino Faïta, ancien ouvrier devenu historien.
Ainsi débute le récit d’une véritable épopée : celle de ces milliers d’hommes et de femmes qui ont transformé de leurs mains, au cours des dernières décennies, une région entière, montagneuse et hostile. Celle d’une Savoie agricole devenue industrielle par la grâce de l’électricité hydraulique, et qui a vu affluer, «comme un coup de tonnerre», entreprises et travailleurs au cours du siècle dernier. De mémoires d’ouvriers, film documentaire de Gilles Perret, enfant du pays, retourne ainsi la carte postale des verts pâturages et des stations de ski pour nous faire découvrir l’histoire enfouie de cette partie des Alpes, de «ces gens qui ont façonné la pente, ouvert des routes, construit des barrages, bâti des usines, pour faire ce que la Savoie est aujourd’hui», explique l’historien Michel Etiévent.
Une façon d’entrevoir, également, au travers de cette région, les formidables mutations économiques et sociales de la France. Les paysans descendent des montagnes, les Italiens traversent la frontière, suivis des Polonais, Espagnols et Marocains. Ils se retrouvent autour des fours sidérurgiques, sur les coulées de béton des usines hydroélectriques, bâtissant «une camaraderie formidable», une identité ouvrière dans «une ambiance que je n’ai jamais retrouvée», se souvient Marcel Eynard, maçon sur le barrage de Roselend dans les années 50.
Sur ce chantier d’altitude - l’un des quarante barrages érigés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale -, les ouvriers travaillent douze heures d’affilée, sous la pluie et la neige, au-dessus de 150 mètres de vide, éclairés la nuit par des phares qui embrasent la montagne. «Mais on était heureux», se souvient Marcel Eynard, qui vivait dans un «village-monastère» coupé du monde, construit au pied du barrage et où étaient montés chaque mois 4,5 tonnes de viande, 9 tonnes de pain et 20 000 litres de vin.
«Savoir-faire». Dans les vallées, les hommes transpirent au-dessus des coulées d’acier. Paysans pour la plupart d’entre eux, ils apprennent un second métier, œuvrant le matin comme métallos, avant de remonter l’après-midi, et après deux heures de marche, travailler dans les champs. «Le paysan et l’ouvrier, la terre et l’usine, ces deux éléments sont apparemment antagoniques, relève Michel Etiévent. Mais le paysan vient dans l’usine avec des savoir-faire agricoles que l’on va utiliser dans l’industrie. J’ai toujours été frappé, par exemple, par la proximité qu’il y a à fabriquer un beaufort et un lingot d’acier.» Leur double salaire va aussi leur permettre d’acheter des machines agricoles, et de consolider leurs exploitations. «L’industrie a été une des raisons essentielles de la préservation du paysan et de l’agriculture, note Etiévent. On le voit très bien en Maurienne : là où l’usine meurt, la terre meurt autour.»
Entre images d’archives et témoignages d’anciens ouvriers, Gilles Perret redonne la parole à des hommes qui représentent, dit-il, «23% des actifs mais seulement 2% de l’espace médiatique». Un film en forme d’hommage à une classe sociale placée, malgré elle, au cœur de la campagne électorale, et que le réalisateur refuse de voir mourir dans la mondialisation.
Luc Peillon (Libération)