HER - Spike Jonze

A PROPOS

Une fable à peine futuriste qui explore avec une maestria modeste le frontière entre la chair et le virtuel. Spike Jonze est de retour, plus ambitieux et talentueux que jamais.
 
Dans Jeanne Dielman… de Chantal Akerman, Delphine Seyrig est
un corps sans voix (seuls de rares dialogues permettent d’entendre les légendaires timbre et flow de l’actrice). Dans La Voix humaine de Roberto Rossellini (première partie d’Amore, adaptée de la pièce de Cocteau), on ne voit et on n’entend qu’Anna Magnani, dans une conversation amoureuse téléphonique avec un interlocuteur hors champ.
 
Le nouveau film de Spike Jonze est une sorte de variation de ces expérimentations sur l’incarnation cinématographique, la disjonction entre corps et voix, image et son, présence et absence à l’écran : une actrice célèbre (Scarlett Johansson) y “figure” par sa seule voix (l’inverse de Delphine Seyrig), et un acteur (Joaquin Phoenix) est seul à l’écran, dialoguant avec une partenaire par téléphone interposé (pendant masculin et technologiquement modernisé de Magnani).
 
Her est situé dans un Los Angeles du proche futur. Les gratte-ciel y ont poussé comme des champignons, les déplacements urbains se font dans un grand vortex techno-architectural (métros, corridors vitrés, passerelles design, ascenseurs…). Très réussi dans sa vision plastique d’une mégalopole à horizon dix ans, Her ne projette pas un futur anxiogène à la Metropolis ou Blade Runner mais une anticipation à peine exagérée de notre présent, une société consumériste et confortable, sourdement rongée par les difficultées relationnelles, la mélancolie et la solitude.
 
Le job de Theodore Twombly (Phoenix) consiste justement à lutter contre ces maux de l’aliénation moderne : il rédige des lettres d’amour pour les multiples clients d’une société qui commercialise les sentiments et l’écriture, denrées devenues rares. Lui-même en pleine séparation et vaguement dépressif, Twombly s’achète un nouveau logiciel de compagnie : une voix féminine avec laquelle il converse au téléphone à tout moment, comme avec un ami proche. Rapidement, entre lui et “her”, naît une histoire d’amour…
 
Her est une rom-com de l’ère techno qui fonctionne parfaitement au premier degré du genre, ce qui est déjà une réussite en soi. Bien que l’un des deux protagonistes soit invisible, on croit à cette romance entre un corps et une voix, on souhaite qu’elle dure, on est navré quand des dissensions pointent au sein de ce couple d’un nouveau genre. Ajoutons que Spike Jonze parvient à réinventer le génial Joaquin Phoenix, méconnaissable avec sa moustache et ses grandes lunettes, beaucoup plus sobre que dans The Master (pas dur, certes), plus émouvant et nuancé que dans The Immigrant. Her constitue d’ores et déjà une étape importante pour l’acteur : Joaquin y est déphoenixé, comme Belmondo fut débébelisé dans La Sirène du Mississippi ou Stavisky.
 
Mais sous la rom-com d’anticipation et les subtiles performances d’acteur palpite un film plus conceptuel qu’il en a l’air et qui pose mille questions théoriques d’ordre aussi bien cinématographique qu’existentiel. Un logiciel informatique sera-t-il un jour doué de sentiments (question jadis posée par 2001 et Kubrick) ? Une relation amoureuse est-elle envisageable entre un humain et un programme ? Une relation charnelle virtuelle accomplie est-elle possible ? Un personnage de cinéma peut-il exister sans apparaître à l’écran ? Le corps de l’acteur est-il soluble non seulement dans le virtuel mais aussi et plus simplement dans le son ? Où se joue l’incarnation cinématographique ?
 
Si la voix de Her avait été celle d’une inconnue (éventuellement laide) plutôt que celle de Scarlett Johansson, comment le film en aurait-il été affecté, et dans quelles proportions ? La société devra-t-elle un jour tolérer la “différence” du cyborg comme elle a appris (ou doit continuer d’apprendre) à accepter les autres minorités ethniques ou sexuelles ? A toutes ces interrogations, Spike Jonze répond par un oui timide, fragile, encore perclus de doute.
 
Her est une fable qui nous pousse dans nos retranchements éthiques et conceptuels, teste notre réflexion sur la dernière frontière entre l’humanité et les machines, la chair et le virtuel. Le savoureux paradoxe (digne de Resnais) est de nicher cette pelote philosophique dans un objet filmique aussi émouvant et séduisant que ludiquement grave et humblement novateur. Après le surcoté Dans la peau de John Malkovich ou le décevant Adaptation, Spike Jonze signe là un fulgurant retour.

Serge Kaganski (Les Inrocks)

Cinélégende
mardi 15 octobre 2019 à 20h00

Cinéma et mythologie : Parler avec les anges... et avec les machines
 
Présentation et débat en présence de Louis Mathieu, président de l'association Cinéma Parlant et de Paul Richard, maître de conférences en Interaction Homme-Machine et Réalité Virtuelle (Polytech'Angers)

Réservez une place

Séance organisée en collaboration avec l'association Cinélégende dans le cadre de la Fête de la Science, avec le soutien de la Région des Pays de la Loire


HER

de Spike Jonze

avec Joaquin Phoenix, Scarlett Johansson, Amy Adams
USA - 2013 - 2h06 - VOST

Los Angeles, dans un futur proche. Theodore Twombly, un homme sensible au caractère complexe, est inconsolable suite à une rupture difficile. Il fait alors l'acquisition d'un programme informatique ultramoderne, capable de s'adapter à la personnalité de chaque utilisateur. En lançant le système, il fait la connaissance de 'Samantha', une voix féminine intelligente, intuitive et étonnamment drôle. Les besoins et les désirs de Samantha grandissent et évoluent, tout comme ceux de Theodore, et peu à peu, ils tombent amoureux…
https://www.facebook.com/herthemovie?fref=ts

A PROPOS

Une fable à peine futuriste qui explore avec une maestria modeste le frontière entre la chair et le virtuel. Spike Jonze est de retour, plus ambitieux et talentueux que jamais.
 
Dans Jeanne Dielman… de Chantal Akerman, Delphine Seyrig est
un corps sans voix (seuls de rares dialogues permettent d’entendre les légendaires timbre et flow de l’actrice). Dans La Voix humaine de Roberto Rossellini (première partie d’Amore, adaptée de la pièce de Cocteau), on ne voit et on n’entend qu’Anna Magnani, dans une conversation amoureuse téléphonique avec un interlocuteur hors champ.
 
Le nouveau film de Spike Jonze est une sorte de variation de ces expérimentations sur l’incarnation cinématographique, la disjonction entre corps et voix, image et son, présence et absence à l’écran : une actrice célèbre (Scarlett Johansson) y “figure” par sa seule voix (l’inverse de Delphine Seyrig), et un acteur (Joaquin Phoenix) est seul à l’écran, dialoguant avec une partenaire par téléphone interposé (pendant masculin et technologiquement modernisé de Magnani).
 
Her est situé dans un Los Angeles du proche futur. Les gratte-ciel y ont poussé comme des champignons, les déplacements urbains se font dans un grand vortex techno-architectural (métros, corridors vitrés, passerelles design, ascenseurs…). Très réussi dans sa vision plastique d’une mégalopole à horizon dix ans, Her ne projette pas un futur anxiogène à la Metropolis ou Blade Runner mais une anticipation à peine exagérée de notre présent, une société consumériste et confortable, sourdement rongée par les difficultées relationnelles, la mélancolie et la solitude.
 
Le job de Theodore Twombly (Phoenix) consiste justement à lutter contre ces maux de l’aliénation moderne : il rédige des lettres d’amour pour les multiples clients d’une société qui commercialise les sentiments et l’écriture, denrées devenues rares. Lui-même en pleine séparation et vaguement dépressif, Twombly s’achète un nouveau logiciel de compagnie : une voix féminine avec laquelle il converse au téléphone à tout moment, comme avec un ami proche. Rapidement, entre lui et “her”, naît une histoire d’amour…
 
Her est une rom-com de l’ère techno qui fonctionne parfaitement au premier degré du genre, ce qui est déjà une réussite en soi. Bien que l’un des deux protagonistes soit invisible, on croit à cette romance entre un corps et une voix, on souhaite qu’elle dure, on est navré quand des dissensions pointent au sein de ce couple d’un nouveau genre. Ajoutons que Spike Jonze parvient à réinventer le génial Joaquin Phoenix, méconnaissable avec sa moustache et ses grandes lunettes, beaucoup plus sobre que dans The Master (pas dur, certes), plus émouvant et nuancé que dans The Immigrant. Her constitue d’ores et déjà une étape importante pour l’acteur : Joaquin y est déphoenixé, comme Belmondo fut débébelisé dans La Sirène du Mississippi ou Stavisky.
 
Mais sous la rom-com d’anticipation et les subtiles performances d’acteur palpite un film plus conceptuel qu’il en a l’air et qui pose mille questions théoriques d’ordre aussi bien cinématographique qu’existentiel. Un logiciel informatique sera-t-il un jour doué de sentiments (question jadis posée par 2001 et Kubrick) ? Une relation amoureuse est-elle envisageable entre un humain et un programme ? Une relation charnelle virtuelle accomplie est-elle possible ? Un personnage de cinéma peut-il exister sans apparaître à l’écran ? Le corps de l’acteur est-il soluble non seulement dans le virtuel mais aussi et plus simplement dans le son ? Où se joue l’incarnation cinématographique ?
 
Si la voix de Her avait été celle d’une inconnue (éventuellement laide) plutôt que celle de Scarlett Johansson, comment le film en aurait-il été affecté, et dans quelles proportions ? La société devra-t-elle un jour tolérer la “différence” du cyborg comme elle a appris (ou doit continuer d’apprendre) à accepter les autres minorités ethniques ou sexuelles ? A toutes ces interrogations, Spike Jonze répond par un oui timide, fragile, encore perclus de doute.
 
Her est une fable qui nous pousse dans nos retranchements éthiques et conceptuels, teste notre réflexion sur la dernière frontière entre l’humanité et les machines, la chair et le virtuel. Le savoureux paradoxe (digne de Resnais) est de nicher cette pelote philosophique dans un objet filmique aussi émouvant et séduisant que ludiquement grave et humblement novateur. Après le surcoté Dans la peau de John Malkovich ou le décevant Adaptation, Spike Jonze signe là un fulgurant retour.

Serge Kaganski (Les Inrocks)



Cinélégende - SAISON 2023-2024
lundi 2 octobre à 20h00
THE PROGRAM de Stephen Frears
lundi 4 décembre à 20h00
BIG EYES de Tim Burton
lundi 1 janvier à 20h00
GILDA de Charles Vidor
lundi 19 février à 20h00
SHUTTER ISLAND de Martin Scorsese