JACKIE - Pablo Larraín

A PROPOS

« Jackie » : l’art de la représentation, selon Jackie Kennedy
Le réalisateur chilien Pablo Larrain évoque le stupéfiant sens de la mise en scène de la « First Lady », sur un mode délicat et aérien.
 
Un mois après (Pablo) Neruda, Jackie (Kennedy) sort au cinéma, signé du même réalisateur, le Chilien Pablo Larrain (40 ans, enfant de Pinochet et du laboratoire néolibéral, génie cinématographique). Les deux films ne se ressemblent pas. Première incursion américaine de l’auteur, le film est une coproduction hollywoodienne avec défi de star (Natalie Portman dans le rôle-titre), sujet porteur (les funérailles de John Fitzgerald Kennedy), bataillons de postes techniques (on a compté dix-neuf coiffeurs au générique) et positionnement obligé aux Oscars.
En un mot, du lourd. Ne l’en caractérisent pas moins une grâce aérienne, une mélancolie verti­gineuse, une réflexion brûlante sur la passion américaine de toujours : assujettir l’exercice du pouvoir à la maîtrise du spectacle.
 
Jackie partage en ce sens avec Neruda l’art de substituer des ­semelles de vent au plomb du biopic intégral et illustratif. Sa formule tient dans une réduction tous azimuts. Moment historique précis et aigu : une semaine après l’assassinat de JFK. Instance narrative circonstanciée : Jackie reçoit, sur la terrasse de la maison de vacances des Kennedy, un journaliste pour sa première interview dans le magazine Life. Focalisation extrême sur l’héroïne : Natalie Portman, en mode mimétique absolu, est de tous les plans.
A partir de ce noyau dur, le film rayonne librement dans le temps et l’espace, cultive la fragmentation narrative, mélange avec une intelligence souveraine reconstitution et archives, s’emploie dans un 16 millimètres chromatiquement explosif, et sur une composition funèbre magnifiquement dissonante de Mica Levi, à reproduire les chromos d’époque pour mieux les retourner.
 
Ce déploiement formel, d’une intense délicatesse, raconte une histoire à certains égards aussi froide que la mort : à savoir, jusque dans son affliction, le stupéfiant sens de la mise en scène de Jackie Kennedy, veuve éplorée qui va se battre sur tous les fronts pour commencer à écrire comme elle l’entend la légende du défunt président. C’est sa confrontation au rasoir avec le journaliste politique Theodore H. White, chargé de consigner ce tout premier témoignage pour Life. C’est son introduction dans ce même entretien du motif de Camelot, qui compare le mandat de JFK au règne du roi Arthur dans ce séjour légendaire et édénique. C’est enfin sa lutte pied à pied avec le service de sécurité présidentiel pour obtenir des funérailles à pied et à cheval, dans un décorum déli­bérément emprunté aux obsèques et, partant, à la légende d’un autre président que son assas­sinat a contribué à sanctifier : Abraham Lincoln.
 
Deux mythes, dont l’idéalisme serait le point commun, se superposent donc ici. Celui, proprement américain et démocratique du président Lincoln. Et celui, ­anglais et monarchique, du roi Arthur. Cette collusion résume peut-être mieux que tout la personne qu’était Jackie Kennedy, qui avait compris très tôt et mieux que personne que la politique, à l’ère de ce que la sociologue Nathalie Heinich nomme la « visibilité », était aussi, et peut-être surtout, une affaire de symbole et de design.
En témoigne sa prise en charge immédiate de la décoration de la Maison Blanche qu’elle dit vouloir « partager avec les Américains », sa visite télévisée des appartements privés du bâtiment dans une émission de CBS du 14 février 1962 (abondamment citée dans le film) qui casse la baraque, le soin maniaque qu’elle porte à sa propre image (vêtements de marque, chic parfait, intonation fabriquée et anglophone de l’élite blanche de la Côte est), sa volonté enfin de transférer publiquement le corps des deux enfants morts du couple dans le tombeau présidentiel et familial d’Arlington.
 
Il y a là, entre émotion et calcul, tragédie et comédie, une manière d’inscrire le président John Kennedy et sa famille dans une perspective idéalisée qui ne correspond évidemment pas à ce que fut la réalité politique et ­familiale des Kennedy.
Même la référence à la légende arthurienne, en dépit de son marquage royal, puise en vérité dans le show-business, puisqu’elle est motivée par l’amour que le couple Kennedy aurait porté à la comédie musicale Camelot (écrite par Alan Jay Lerner et Frederick Loewe, interprétée par Richard Burton et Julie Andrews), qui triompha à Broadway de 1960 à 1963. Cette façon si américaine de rendre populaire tout ce qui est bigger than life, il est difficile de ne pas penser qu’elle n’est pas encore et toujours à l’œuvre, sous forme de farce tragique, dans l’élection récente de Donald Trump.
 
N’était-ce pas l’allure et l’esprit de Jackie que semblait vouloir ressusciter Melania Trump dans sa robe en cachemire bleu ciel, lors de la cérémonie d’investiture de son mari ? Prenant le ­risque d’être considéré pour le meilleur comme une hagiographie, pour le pire comme un exercice formaliste, Jackie est infiniment mieux que cela : un film réflexif qui montre que le style est une affaire politique.
 
Jacques Mandelbaum (Le Monde)

Séance spéciale
samedi 24 août 2019 à 14h30

Projection suivie d'une conférence par Yvelin Ducotey, enseignant à l'Université d'Angers

Entrée libre sur inscription

Cette projection-conférence est proposée à l'occasion du 2e Congrès international de l'Institut du Genre et de l'Université d'Angers. (27-30 août)


PAS DE VENTE EN LIGNE


JACKIE

de Pablo Larraín

avec Natalie Portman, Peter Sarsgaard, Greta Gerwig
USA - 2019 - 1h40 - VOST

22 Novembre 1963 : John F. Kennedy, 35ème président des Etats-Unis, vient d'être assassiné à Dallas.  Confrontée à la violence de son deuil, sa veuve, Jacqueline Bouvier Kennedy, First Lady admirée pour son élégance et sa culture, tente d'en surmonter le traumatisme, décidée à mettre en lumière l'héritage politique du président et à célébrer l'homme qu'il fut.

A PROPOS

« Jackie » : l’art de la représentation, selon Jackie Kennedy
Le réalisateur chilien Pablo Larrain évoque le stupéfiant sens de la mise en scène de la « First Lady », sur un mode délicat et aérien.
 
Un mois après (Pablo) Neruda, Jackie (Kennedy) sort au cinéma, signé du même réalisateur, le Chilien Pablo Larrain (40 ans, enfant de Pinochet et du laboratoire néolibéral, génie cinématographique). Les deux films ne se ressemblent pas. Première incursion américaine de l’auteur, le film est une coproduction hollywoodienne avec défi de star (Natalie Portman dans le rôle-titre), sujet porteur (les funérailles de John Fitzgerald Kennedy), bataillons de postes techniques (on a compté dix-neuf coiffeurs au générique) et positionnement obligé aux Oscars.
En un mot, du lourd. Ne l’en caractérisent pas moins une grâce aérienne, une mélancolie verti­gineuse, une réflexion brûlante sur la passion américaine de toujours : assujettir l’exercice du pouvoir à la maîtrise du spectacle.
 
Jackie partage en ce sens avec Neruda l’art de substituer des ­semelles de vent au plomb du biopic intégral et illustratif. Sa formule tient dans une réduction tous azimuts. Moment historique précis et aigu : une semaine après l’assassinat de JFK. Instance narrative circonstanciée : Jackie reçoit, sur la terrasse de la maison de vacances des Kennedy, un journaliste pour sa première interview dans le magazine Life. Focalisation extrême sur l’héroïne : Natalie Portman, en mode mimétique absolu, est de tous les plans.
A partir de ce noyau dur, le film rayonne librement dans le temps et l’espace, cultive la fragmentation narrative, mélange avec une intelligence souveraine reconstitution et archives, s’emploie dans un 16 millimètres chromatiquement explosif, et sur une composition funèbre magnifiquement dissonante de Mica Levi, à reproduire les chromos d’époque pour mieux les retourner.
 
Ce déploiement formel, d’une intense délicatesse, raconte une histoire à certains égards aussi froide que la mort : à savoir, jusque dans son affliction, le stupéfiant sens de la mise en scène de Jackie Kennedy, veuve éplorée qui va se battre sur tous les fronts pour commencer à écrire comme elle l’entend la légende du défunt président. C’est sa confrontation au rasoir avec le journaliste politique Theodore H. White, chargé de consigner ce tout premier témoignage pour Life. C’est son introduction dans ce même entretien du motif de Camelot, qui compare le mandat de JFK au règne du roi Arthur dans ce séjour légendaire et édénique. C’est enfin sa lutte pied à pied avec le service de sécurité présidentiel pour obtenir des funérailles à pied et à cheval, dans un décorum déli­bérément emprunté aux obsèques et, partant, à la légende d’un autre président que son assas­sinat a contribué à sanctifier : Abraham Lincoln.
 
Deux mythes, dont l’idéalisme serait le point commun, se superposent donc ici. Celui, proprement américain et démocratique du président Lincoln. Et celui, ­anglais et monarchique, du roi Arthur. Cette collusion résume peut-être mieux que tout la personne qu’était Jackie Kennedy, qui avait compris très tôt et mieux que personne que la politique, à l’ère de ce que la sociologue Nathalie Heinich nomme la « visibilité », était aussi, et peut-être surtout, une affaire de symbole et de design.
En témoigne sa prise en charge immédiate de la décoration de la Maison Blanche qu’elle dit vouloir « partager avec les Américains », sa visite télévisée des appartements privés du bâtiment dans une émission de CBS du 14 février 1962 (abondamment citée dans le film) qui casse la baraque, le soin maniaque qu’elle porte à sa propre image (vêtements de marque, chic parfait, intonation fabriquée et anglophone de l’élite blanche de la Côte est), sa volonté enfin de transférer publiquement le corps des deux enfants morts du couple dans le tombeau présidentiel et familial d’Arlington.
 
Il y a là, entre émotion et calcul, tragédie et comédie, une manière d’inscrire le président John Kennedy et sa famille dans une perspective idéalisée qui ne correspond évidemment pas à ce que fut la réalité politique et ­familiale des Kennedy.
Même la référence à la légende arthurienne, en dépit de son marquage royal, puise en vérité dans le show-business, puisqu’elle est motivée par l’amour que le couple Kennedy aurait porté à la comédie musicale Camelot (écrite par Alan Jay Lerner et Frederick Loewe, interprétée par Richard Burton et Julie Andrews), qui triompha à Broadway de 1960 à 1963. Cette façon si américaine de rendre populaire tout ce qui est bigger than life, il est difficile de ne pas penser qu’elle n’est pas encore et toujours à l’œuvre, sous forme de farce tragique, dans l’élection récente de Donald Trump.
 
N’était-ce pas l’allure et l’esprit de Jackie que semblait vouloir ressusciter Melania Trump dans sa robe en cachemire bleu ciel, lors de la cérémonie d’investiture de son mari ? Prenant le ­risque d’être considéré pour le meilleur comme une hagiographie, pour le pire comme un exercice formaliste, Jackie est infiniment mieux que cela : un film réflexif qui montre que le style est une affaire politique.
 
Jacques Mandelbaum (Le Monde)