ANATAHAN - Josef von Sternberg

A PROPOS

C’est au Japon, où Josef von Sternberg avait acquis une certaine notoriété grâce à sa glorieuse carrière hollywoodienne, que le réalisateur d’origine austro-hongroise a pu obtenir la liberté artistique que les studios américains lui avaient toujours refusée. Une liberté qui lui permit de transformer la reconstitution d’un célèbre fait divers en une expérience audiovisuelle pour le moins baroque. Or, le profond désintérêt qu’a reçu le film de la part du public japonais peut aisément se comprendre par son dispositif ambitieux entièrement conçu pour son exploitation hors du pays.
Ainsi, l’une des spécificités de ce long-métrage est l’usage de la langue puisqu’il se compose par l’ajout d’une voix-off -à la première personne bien que l’on n’en identifie jamais le narrateur- en anglais (récitée par Sternberg lui-même, qui appuie là son statut de démiurge), et sous-titrée pour les publics non anglophones, par-dessus une diégèse en japonais qui, à l’inverse, n’a pas vocation à être sous-titrée. Pour l’anecdote, afin de rendre le visionnage intelligible pour les Japonais, cette voix-off anglophone aurait été remplacée par du japonais sans en reproduire la substantifique moelle, ce qui n’empêcha pas au film de connaître un échec commercial sur place.
La finalité de ce procédé inédit visant à rendre incompréhensibles les dialogues renvoie la prestation des acteurs à celle, par nature, celle du pantomime du cinéma muet. A ce jeu très chorégraphié vient se greffer la musicalité propre à la langue japonaise, de telle façon que le travail du directeur d’acteurs semble ici tout particulièrement s’assimiler à celui d’un chef d’orchestre. D’ailleurs, même si le film profite d’une splendide bande originale (composée par Akira Ifukube, qui, comme d’autres membres de l’équipe technique, connaîtra la gloire grâce à son travail sur Godzilla trois ans plus tard), la chanson principale est celle que fredonnent les personnages masculins, un éloge de la beauté de Keiko qui incarne en cela leur obsession passionnée pour l’unique personnage féminin, qui devient vite le seul véritable enjeu de ce drame psychologique.

En plus d’avoir pu faire preuve d’une inventivité formelle exceptionnelle, Anatahan a aussi permis à von Sternberg d’exploiter ses thèmes et ressorts scénaristiques favoris. Le premier d’entre eux est évidemment celui qu’incarne Keiko, à savoir la femme fatale avec influence vénéneuse, qu’elle soit intentionnelle ou non, sur les hommes. Incarnée par Akemi Negishi, inconnue en 1953 mais qui deviendra plus tard l’une des égéries d’Akira Kurosawa, ce personnage emblématique (dont la voix-off dit même qu’elle « est » Anatahan) renvoie à celui qu’incarna Marlène Dietrich dans les premiers films du réalisateur. L’autre élément récurrent dans sa filmographie est l’observation des rapports humains, et l’on sait que, pour cela, le meilleur moyen est assurément de les isoler sur une île pour les voir apprendre à vivre ensemble.

A l’origine du scénario, c’est donc l’histoire vraie de la vingtaine de soldats et pêcheurs qui survécurent -presque tous-, à la fin de la guerre du Pacifique, avec une seule femme parmi eux. Ainsi, la voix off nous annonce rapidement que ces hommes vont fatalement sombrer dans la violence, et, bien que l’on ne comprenne pas leurs dialogues, il devient vite évident que c’est cette magnifique jeune femme (qui d’ailleurs nous offre une scène de nu qui participe pour beaucoup à la réputation sulfureuse du film) qui cristallise toutes les crispations. C’est de cette façon que ce dispositif joue, dès le début, avec les attentes de son public. Et ainsi, même si le déroulé des événements reste volontairement nébuleux, principalement du fait du peu de caractérisation des personnages et que cette violence temporisée se passe souvent hors-champ, le fait divers se transforme en une fable qui capte avec une folle intelligence les mécanismes des relations humaines.

Plus que dans aucun de ses précédents films, von Sternberg réussit donc, avec Anatahan, à dépeindre comment l’amour, la violence et la volonté de domination sont les trois moteurs qui animent l’Humanité. Et il le fait au travers d’une mise en scène anticonformiste et d’une photographie chatoyante qui rendent le tout hypnotisant. Autant dire que son dernier film est l’aboutissement d’une carrière déjà incontournable.

 
Julien Dugois (avoiralire.com)

Ciné classique
dimanche 21 octobre 2018 à 17h45

présenté par Jean Pierre Bleys, spécialiste en histoire du cinéma


ANATAHAN

de Josef von Sternberg

avec Akemi Negishi, Radashi Suganuma, Soji Nakayama
JAPON - 1953 - 1h32 - VOST - Réédition - copie restaurée

Un groupe de pêcheurs et soldats japonais échoue en 1944 sur l’Île d’Anatahan, qu’ils trouvent déserte à l’exception d’un couple. Ignorant la défaite du Japon puis refusant d’y croire, attendant l’arrivée d’un ennemi qui n’existe plus, ils en viennent à se faire la guerre entre eux pour la possession de l’unique femme à leur portée : Keiko, surnommée la Reine des Abeilles.
http://www.capricci.fr/anatahan-josef-von-sternberg-1953-444.html

A PROPOS

C’est au Japon, où Josef von Sternberg avait acquis une certaine notoriété grâce à sa glorieuse carrière hollywoodienne, que le réalisateur d’origine austro-hongroise a pu obtenir la liberté artistique que les studios américains lui avaient toujours refusée. Une liberté qui lui permit de transformer la reconstitution d’un célèbre fait divers en une expérience audiovisuelle pour le moins baroque. Or, le profond désintérêt qu’a reçu le film de la part du public japonais peut aisément se comprendre par son dispositif ambitieux entièrement conçu pour son exploitation hors du pays.
Ainsi, l’une des spécificités de ce long-métrage est l’usage de la langue puisqu’il se compose par l’ajout d’une voix-off -à la première personne bien que l’on n’en identifie jamais le narrateur- en anglais (récitée par Sternberg lui-même, qui appuie là son statut de démiurge), et sous-titrée pour les publics non anglophones, par-dessus une diégèse en japonais qui, à l’inverse, n’a pas vocation à être sous-titrée. Pour l’anecdote, afin de rendre le visionnage intelligible pour les Japonais, cette voix-off anglophone aurait été remplacée par du japonais sans en reproduire la substantifique moelle, ce qui n’empêcha pas au film de connaître un échec commercial sur place.
La finalité de ce procédé inédit visant à rendre incompréhensibles les dialogues renvoie la prestation des acteurs à celle, par nature, celle du pantomime du cinéma muet. A ce jeu très chorégraphié vient se greffer la musicalité propre à la langue japonaise, de telle façon que le travail du directeur d’acteurs semble ici tout particulièrement s’assimiler à celui d’un chef d’orchestre. D’ailleurs, même si le film profite d’une splendide bande originale (composée par Akira Ifukube, qui, comme d’autres membres de l’équipe technique, connaîtra la gloire grâce à son travail sur Godzilla trois ans plus tard), la chanson principale est celle que fredonnent les personnages masculins, un éloge de la beauté de Keiko qui incarne en cela leur obsession passionnée pour l’unique personnage féminin, qui devient vite le seul véritable enjeu de ce drame psychologique.

En plus d’avoir pu faire preuve d’une inventivité formelle exceptionnelle, Anatahan a aussi permis à von Sternberg d’exploiter ses thèmes et ressorts scénaristiques favoris. Le premier d’entre eux est évidemment celui qu’incarne Keiko, à savoir la femme fatale avec influence vénéneuse, qu’elle soit intentionnelle ou non, sur les hommes. Incarnée par Akemi Negishi, inconnue en 1953 mais qui deviendra plus tard l’une des égéries d’Akira Kurosawa, ce personnage emblématique (dont la voix-off dit même qu’elle « est » Anatahan) renvoie à celui qu’incarna Marlène Dietrich dans les premiers films du réalisateur. L’autre élément récurrent dans sa filmographie est l’observation des rapports humains, et l’on sait que, pour cela, le meilleur moyen est assurément de les isoler sur une île pour les voir apprendre à vivre ensemble.

A l’origine du scénario, c’est donc l’histoire vraie de la vingtaine de soldats et pêcheurs qui survécurent -presque tous-, à la fin de la guerre du Pacifique, avec une seule femme parmi eux. Ainsi, la voix off nous annonce rapidement que ces hommes vont fatalement sombrer dans la violence, et, bien que l’on ne comprenne pas leurs dialogues, il devient vite évident que c’est cette magnifique jeune femme (qui d’ailleurs nous offre une scène de nu qui participe pour beaucoup à la réputation sulfureuse du film) qui cristallise toutes les crispations. C’est de cette façon que ce dispositif joue, dès le début, avec les attentes de son public. Et ainsi, même si le déroulé des événements reste volontairement nébuleux, principalement du fait du peu de caractérisation des personnages et que cette violence temporisée se passe souvent hors-champ, le fait divers se transforme en une fable qui capte avec une folle intelligence les mécanismes des relations humaines.

Plus que dans aucun de ses précédents films, von Sternberg réussit donc, avec Anatahan, à dépeindre comment l’amour, la violence et la volonté de domination sont les trois moteurs qui animent l’Humanité. Et il le fait au travers d’une mise en scène anticonformiste et d’une photographie chatoyante qui rendent le tout hypnotisant. Autant dire que son dernier film est l’aboutissement d’une carrière déjà incontournable.

 
Julien Dugois (avoiralire.com)