EN ATTENDANT LES HIRONDELLES - Karim Moussaoui

A PROPOS

« Ich habe genug. » En français, le titre de la cantate BWV 82 de Jean-Sébastien Bach se traduit par : « Je suis comblé. » Mais lorsque ce chant funèbre s’élève sur les montagnes rocailleuses, les chantiers en friche, les bidonvilles où s’imbriquent les trois récits d’En attendant les hirondelles, c’est plutôt « j’en ai assez » que l’on entend. Associée à la vision matérialiste de Karim Moussaoui, cinéaste algérien remarqué pour son beau moyen-métrage Les Jours d’avant (2015), l’incantation du vieux Syméon dont Bach se fait le messager, comblé d’avoir reconnu l’enfant Jésus et qui appelle la mort à le délivrer de la misère de l’existence terrestre, devient celle du peuple algérien, prisonnier de chaînes si lourdes qu’il est aujourd’hui au bord de l’asphyxie.

Partagé par des cinéastes comme Tariq Teguia ou Hassen Ferhani, dont les films Rome plutôt que vous (2006) et Dans ma tête un rond-point (2015) en offrirent ces dernières années de brûlantes évocations, ce constat désespéré inspire à Moussaoui un récit finement ciselé même, construit comme un enchaînement de trois histoires rattachées l’une à l’autre par un passage de relais entre personnages. Avec elles, et le concours de la scénariste française Maud Ameline, il propose une radiographie de l’Algérie ­contemporaine en trois symptômes imbriqués : la corruption généralisée, la toute-puissance du patriarcat et le refoulé de la « sale guerre » qui opposa à partir de 1992 les islamistes au pouvoir militaire, semant la terreur, faisant en dix ans plus de 200 000 morts et 30 000 disparus.

Dans ce film qui est son premier long-métrage, Karim Moussaoui, 41 ans, donne l’impression d’avoir mis en pratique le principe truffaldien selon lequel le tournage doit se faire contre le scénario, et le montage contre le tournage. Sa mise en scène tend entièrement, de fait, à distendre les mailles de son canevas scénaristique en y injectant de l’oxygène, de la rupture, du rêve, en diluant tout ce qui sur le papier était susceptible de faire discours – ici dans une décharge sentimentale violente, là dans la fulgurance d’un raccord, dans un interlude chorégraphique décapant, ou encore dans cette manière de terminer le film en y faisant entrer un nouveau personnage, comme si ce cadavre exquis pouvait se poursuivre indéfiniment.

Une constellation de signes qui se répondent compose, dans des agencements de couleurs splendides, une partition subtile et complexe où les destins sont également infectés par un pouvoir autoritaire et corrompu. Pour préserver les privilèges auxquels il a accès, chacun est comme forcé d’accepter les « accommodements nécessaires » et de fermer les yeux sur la violence qui se déchaîne sur les plus faibles, et sur ceux qui refusent de jouer le jeu. Première victime de la paralysie sociale qui en résulte, la jeunesse – son intelligence, sa puissance désirante, son insolence, sa beauté, que le film célèbre avec sensualité – qui n’a pour unique horizon que la place qui lui a été attribuée à la naissance.

Aucun des personnages n’échappe à cet aveuglement volontaire, symbolisé dans le film par la cataracte qui brouille la vue d’un promoteur immobilier coupable d’avoir laissé croupir dans son sang, pour s’éviter des ennuis, un jeune homme qui s’est fait agresser sous ses yeux. Pas même la demoiselle au tempérament de feu, qui a renoncé au garçon, issu d’un milieu populaire, qu’elle aimait, pour épouser un ami de la famille. Quant au médecin qui pousse la porte des toilettes le jour de son mariage pour la refermer aussitôt, dégoûté par ce qu’il y trouve, il se voit, lui, ouvrir les yeux de force par une femme ressurgie de son passé. Dans les années 1990, il s’est retrouvé, comme elle, enlevé par des islamistes et a assisté à son viol. L’enfant né de ce crime ne parle pas. Il émet des cris épouvantables, stridents comme ceux d’un animal qu’on serait en train de torturer, qui vous nouent le ventre. A l’image du refoulé, nous dit Karim Moussaoui, qui continuera de paralyser la société algérienne tant qu’elle ne décidera pas de regarder ses crimes en face.

Isabelle Regnier (Le Monde)

Avant-première / Les Ateliers d'Angers
jeudi 24 août 2017 à 20h15

Projection suivie d'une rencontre avec le réalisateur

Le scénario a été développé aux Ateliers d'Angers en 2015. Il a reçu le soutien de la Fondation Gan pour le Cinéma et a fait partie de la sélection Un Certain Regard cette année à Cannes.

Soirée organisée en collaboration avec l'association "Premiers Plans"


EN ATTENDANT LES HIRONDELLES

de Karim Moussaoui

avec Mohamed Djouhri, Sonia Mekkiou, Mehdi Ramdani
FRANCE - 2017 - 1h53 - Cannes 2017

Aujourd’hui, en Algérie. Passé et présent s’entrechoquent dans les vies d’un riche promoteur immobilier, d’un neurologue ambitieux rattrapé par son passé, et d’une jeune femme tiraillée entre la voie de la raison et ses sentiments. Trois histoires qui nous plongent dans l'âme humaine de la société arabe contemporaine.
https://www.facebook.com/Enattendantleshirondelles/

A PROPOS

« Ich habe genug. » En français, le titre de la cantate BWV 82 de Jean-Sébastien Bach se traduit par : « Je suis comblé. » Mais lorsque ce chant funèbre s’élève sur les montagnes rocailleuses, les chantiers en friche, les bidonvilles où s’imbriquent les trois récits d’En attendant les hirondelles, c’est plutôt « j’en ai assez » que l’on entend. Associée à la vision matérialiste de Karim Moussaoui, cinéaste algérien remarqué pour son beau moyen-métrage Les Jours d’avant (2015), l’incantation du vieux Syméon dont Bach se fait le messager, comblé d’avoir reconnu l’enfant Jésus et qui appelle la mort à le délivrer de la misère de l’existence terrestre, devient celle du peuple algérien, prisonnier de chaînes si lourdes qu’il est aujourd’hui au bord de l’asphyxie.

Partagé par des cinéastes comme Tariq Teguia ou Hassen Ferhani, dont les films Rome plutôt que vous (2006) et Dans ma tête un rond-point (2015) en offrirent ces dernières années de brûlantes évocations, ce constat désespéré inspire à Moussaoui un récit finement ciselé même, construit comme un enchaînement de trois histoires rattachées l’une à l’autre par un passage de relais entre personnages. Avec elles, et le concours de la scénariste française Maud Ameline, il propose une radiographie de l’Algérie ­contemporaine en trois symptômes imbriqués : la corruption généralisée, la toute-puissance du patriarcat et le refoulé de la « sale guerre » qui opposa à partir de 1992 les islamistes au pouvoir militaire, semant la terreur, faisant en dix ans plus de 200 000 morts et 30 000 disparus.

Dans ce film qui est son premier long-métrage, Karim Moussaoui, 41 ans, donne l’impression d’avoir mis en pratique le principe truffaldien selon lequel le tournage doit se faire contre le scénario, et le montage contre le tournage. Sa mise en scène tend entièrement, de fait, à distendre les mailles de son canevas scénaristique en y injectant de l’oxygène, de la rupture, du rêve, en diluant tout ce qui sur le papier était susceptible de faire discours – ici dans une décharge sentimentale violente, là dans la fulgurance d’un raccord, dans un interlude chorégraphique décapant, ou encore dans cette manière de terminer le film en y faisant entrer un nouveau personnage, comme si ce cadavre exquis pouvait se poursuivre indéfiniment.

Une constellation de signes qui se répondent compose, dans des agencements de couleurs splendides, une partition subtile et complexe où les destins sont également infectés par un pouvoir autoritaire et corrompu. Pour préserver les privilèges auxquels il a accès, chacun est comme forcé d’accepter les « accommodements nécessaires » et de fermer les yeux sur la violence qui se déchaîne sur les plus faibles, et sur ceux qui refusent de jouer le jeu. Première victime de la paralysie sociale qui en résulte, la jeunesse – son intelligence, sa puissance désirante, son insolence, sa beauté, que le film célèbre avec sensualité – qui n’a pour unique horizon que la place qui lui a été attribuée à la naissance.

Aucun des personnages n’échappe à cet aveuglement volontaire, symbolisé dans le film par la cataracte qui brouille la vue d’un promoteur immobilier coupable d’avoir laissé croupir dans son sang, pour s’éviter des ennuis, un jeune homme qui s’est fait agresser sous ses yeux. Pas même la demoiselle au tempérament de feu, qui a renoncé au garçon, issu d’un milieu populaire, qu’elle aimait, pour épouser un ami de la famille. Quant au médecin qui pousse la porte des toilettes le jour de son mariage pour la refermer aussitôt, dégoûté par ce qu’il y trouve, il se voit, lui, ouvrir les yeux de force par une femme ressurgie de son passé. Dans les années 1990, il s’est retrouvé, comme elle, enlevé par des islamistes et a assisté à son viol. L’enfant né de ce crime ne parle pas. Il émet des cris épouvantables, stridents comme ceux d’un animal qu’on serait en train de torturer, qui vous nouent le ventre. A l’image du refoulé, nous dit Karim Moussaoui, qui continuera de paralyser la société algérienne tant qu’elle ne décidera pas de regarder ses crimes en face.

Isabelle Regnier (Le Monde)