ONLY LOVERS LEFT ALIVE - Jim Jarmusch

A PROPOS

Parmi les cinéastes américains devenus des icônes vivantes, Jim Jarmusch est aujourd'hui l'anti-Martin Scorsese. Tandis que Marty s'acharne à nier le temps qui passe en déployant une énergie surhumaine pour livrer encore des films de jeune homme — comme son Loup de Wall Street déchaîné —, Jim affiche sa mélancolie et sa nostalgie. Il met de plus en plus en scène sa distance au monde. Cette posture semblait le conduire lentement à l'impasse dans son film précédent, trop désincarné, The Limits of control. Au contraire, il retrouve avec celui-ci un élan, une espièglerie et une sensibilité inespérés.

La solution tient, il fallait y penser, aux vampires : des figures dans lesquelles Jarmusch peut projeter sa solitude éthérée, mais qui apportent, aussi, leur dot de chair, de suspense et de romanesque. Les héros du film sont, d'un côté, des dandys cultivés, underground, rock et noctambules comme le cinéaste, et, de l'autre, des créatures immortelles et assoiffées de sang humain, selon les codes du genre.

Ces deux-là, Eve et Adam (pas moins), suscitent d'emblée une sympathie qui peut tourner à l'adoration, vous voilà prévenus. Elle, parce que c'est Tilda Swinton la sublime, plus égérie que jamais, visage extraterrestre sans âge, longue silhouette adolescente. Lui (Tom Hiddleston, vu dans Thor et The Deep Blue Sea), parce qu'il est pâle, fragile, reclus dans un charmant bric-à-brac vieux garçon où trônent ses guitares de collection. Les amants, non pas du siècle mais de plusieurs, vivent souvent séparément : lui à Detroit, elle à Tanger. Ils sont tellement doux et civilisés qu'ils s'efforcent de se fournir en hémoglobine dans les stocks hospitaliers — illégalement —, et non à même le cou des mortels.

Jarmusch répond donc à Twilight (la saga blockbuster) et à True Blood (la série télé) en redonnant aux vampires une patine aristocratique et un cachet littéraire. Seule la petite soeur de l'héroïne (Mia Wasikowska) incarne avec peps la modernité ado et amnésique. Adam et Eve, eux, ont croisé successivement Shakespeare, Schubert et Einstein. Ils sont savants et esthètes à la fois. Beaucoup de traits d'humour malicieux émanent de leur culture accumulée « sur le tas », au fil des âges. Eve, inquiète de l'humeur suicidaire d'Adam, dit ainsi en vouloir toujours à ses mauvaises fréquentations d'autrefois, dont le sombre Lord Byron !

Comment vivre quand on a déjà eu plusieurs vies ? Telle est l'interrogation qui hante leurs voyages immobiles ou transatlantiques — Jim Jarmusch, ex-prince de l'avant-garde new-yorkaise, se posait déjà la question dans Broken Flowers, en 2005. Une part de misanthropie, un dégoût du présent filtrent à travers leurs commentaires acerbes sur l'évolution des humains et du monde. On aurait tort, pourtant, d'en rester aux déclarations : leurs envoûtantes balades nocturnes dans Tanger et Detroit, ville fantôme, célèbrent la transformation inéluctable des choses ou des lieux. Et disent la beauté des ruines, viviers de nouveauté en sommeil.

L'autre antidote au désenchantement, c'est l'idéal du couple, que le cinéaste réhabilite avec une ferveur et une douceur inattendues. Regarder passer les époques à deux, depuis le balcon de leur bizarrerie, voilà le hobby préféré d'Adam et Eve, les « seuls amants restés en vie » comme dit le titre. Le film réussit pleinement à faire rêver sur cette éternité du tête-à-tête, proche en cela — dans l'esprit seulement — des Prédateurs de Tony Scott (1983), où la survie du vampire David Bowie ne tenait qu'aux sentiments de sa compagne Catherine Deneuve. Mais, attention, le grand amour selon Jim, vécu en partie à distance, est anticonformiste. Il peut et doit se régénérer par l'accident, la transgression. A cet égard, Jarmusch, qui prend toujours son temps, nous réserve pour la fin le meilleur, c'est-à-dire le plus saignant.

Louis Guichard (Télérama)

Soirée rencontre
jeudi 25 février 2016 à 22h00

Jozef van Wissem, compositeur de la BO du film ne pourra pas être présent pour raison de santé.


ONLY LOVERS LEFT ALIVE

de Jim Jarmusch

avec Tilda Swinton, Tom Hiddleston, John Hurt
USA - 2013 - 2h03 - VOST

Dans les villes romantiques et désolées que sont Détroit et Tanger, Adam, un musicien underground, profondément déprimé par la tournure qu’ont prise les activités humaines, retrouve Eve, son amante, une femme endurante et énigmatique. Leur histoire d’amour dure depuis plusieurs siècles, mais leur idylle débauchée est bientôt perturbée par l’arrivée de la petite sœur d’Eve, aussi extravagante qu’incontrôlable. Ces deux êtres en marge, sages mais fragiles, peuvent-ils continuer à survivre dans un monde moderne qui s’effondre autour d’eux ? 
https://www.facebook.com/onlyloversleftalive2013

A PROPOS

Parmi les cinéastes américains devenus des icônes vivantes, Jim Jarmusch est aujourd'hui l'anti-Martin Scorsese. Tandis que Marty s'acharne à nier le temps qui passe en déployant une énergie surhumaine pour livrer encore des films de jeune homme — comme son Loup de Wall Street déchaîné —, Jim affiche sa mélancolie et sa nostalgie. Il met de plus en plus en scène sa distance au monde. Cette posture semblait le conduire lentement à l'impasse dans son film précédent, trop désincarné, The Limits of control. Au contraire, il retrouve avec celui-ci un élan, une espièglerie et une sensibilité inespérés.

La solution tient, il fallait y penser, aux vampires : des figures dans lesquelles Jarmusch peut projeter sa solitude éthérée, mais qui apportent, aussi, leur dot de chair, de suspense et de romanesque. Les héros du film sont, d'un côté, des dandys cultivés, underground, rock et noctambules comme le cinéaste, et, de l'autre, des créatures immortelles et assoiffées de sang humain, selon les codes du genre.

Ces deux-là, Eve et Adam (pas moins), suscitent d'emblée une sympathie qui peut tourner à l'adoration, vous voilà prévenus. Elle, parce que c'est Tilda Swinton la sublime, plus égérie que jamais, visage extraterrestre sans âge, longue silhouette adolescente. Lui (Tom Hiddleston, vu dans Thor et The Deep Blue Sea), parce qu'il est pâle, fragile, reclus dans un charmant bric-à-brac vieux garçon où trônent ses guitares de collection. Les amants, non pas du siècle mais de plusieurs, vivent souvent séparément : lui à Detroit, elle à Tanger. Ils sont tellement doux et civilisés qu'ils s'efforcent de se fournir en hémoglobine dans les stocks hospitaliers — illégalement —, et non à même le cou des mortels.

Jarmusch répond donc à Twilight (la saga blockbuster) et à True Blood (la série télé) en redonnant aux vampires une patine aristocratique et un cachet littéraire. Seule la petite soeur de l'héroïne (Mia Wasikowska) incarne avec peps la modernité ado et amnésique. Adam et Eve, eux, ont croisé successivement Shakespeare, Schubert et Einstein. Ils sont savants et esthètes à la fois. Beaucoup de traits d'humour malicieux émanent de leur culture accumulée « sur le tas », au fil des âges. Eve, inquiète de l'humeur suicidaire d'Adam, dit ainsi en vouloir toujours à ses mauvaises fréquentations d'autrefois, dont le sombre Lord Byron !

Comment vivre quand on a déjà eu plusieurs vies ? Telle est l'interrogation qui hante leurs voyages immobiles ou transatlantiques — Jim Jarmusch, ex-prince de l'avant-garde new-yorkaise, se posait déjà la question dans Broken Flowers, en 2005. Une part de misanthropie, un dégoût du présent filtrent à travers leurs commentaires acerbes sur l'évolution des humains et du monde. On aurait tort, pourtant, d'en rester aux déclarations : leurs envoûtantes balades nocturnes dans Tanger et Detroit, ville fantôme, célèbrent la transformation inéluctable des choses ou des lieux. Et disent la beauté des ruines, viviers de nouveauté en sommeil.

L'autre antidote au désenchantement, c'est l'idéal du couple, que le cinéaste réhabilite avec une ferveur et une douceur inattendues. Regarder passer les époques à deux, depuis le balcon de leur bizarrerie, voilà le hobby préféré d'Adam et Eve, les « seuls amants restés en vie » comme dit le titre. Le film réussit pleinement à faire rêver sur cette éternité du tête-à-tête, proche en cela — dans l'esprit seulement — des Prédateurs de Tony Scott (1983), où la survie du vampire David Bowie ne tenait qu'aux sentiments de sa compagne Catherine Deneuve. Mais, attention, le grand amour selon Jim, vécu en partie à distance, est anticonformiste. Il peut et doit se régénérer par l'accident, la transgression. A cet égard, Jarmusch, qui prend toujours son temps, nous réserve pour la fin le meilleur, c'est-à-dire le plus saignant.

Louis Guichard (Télérama)