JOURNAL D'UNE FEMME DE CHAMBRE - Benoit Jacquot

A PROPOS

Trois ans après Les Adieux à la reine, Benoît Jacquot retrouve Léa Seydoux et lui confie à nouveau un rôle de domestique dans un film en costumes. Ce parallélisme est en partie une fausse piste : les époques traitées sont différentes (la IIIe République ici, la monarchie finissante là), et surtout, la femme de chambre possède une personnalité altière à l’opposé de la lectrice docile vénérant sa matronne Marie-Antoinette.

Léa-Sidonie aimait en secret la reine alors que Léa-Célestine déteste à peine en secret ses maîtres. Sidonie était à contre-courant de sa classe sociale et de la révolution qui explosait à l’extérieur de Versailles tandis que Célestine aimerait sans doute qu’une révolte comparable éclate contre l’ordre bourgeois de la IIIe République – régime politique descendant pourtant de la Révolution.

Cinéma et psychanalyse

Les Adieux à la reine et ce Journal d’une femme de chambre nouent donc une sorte de dialogue historique et politique à distance, mais Célestine est au fond plus proche des rebelles jacquotiennes telles que les héroïnes d’ A tout suite, Au fond des bois, voire Villa Amalia. D’ailleurs, s’il se situe à la charnière des XIXe et XXe siècles, le film se conjugue aussi au XXIe. L’entretien d’embauche humiliant, la pression des patrons, les turpitudes des dominants, la servitude plus ou moins volontaire du salariat, la fracture sociale, la rancœur qui tourne à l’aigre de la haine du bouc-émissaire (l’antisémitisme virulent du jardinier joué par Vincent Lindon, c’est l’époque de l’affaire Dreyfus), la sensation d’étouffement et d’avenir bouché sont autant de motifs qui peuplent le film et pourraient refléter la France
en crise de nos années 2000.

La charge politico-sociale n’est qu’un aspect de ce Journal d’une femme de chambre. Le début du XXe siècle, ce sont aussi les débuts de deux disciplines chères à Benoît Jacquot : le cinéma et la psychanalyse. Chaque moment de son film montre les apparences et leur envers, ce qu’on laisse paraître socialement et ce qu’on cache, le conscient et l’inconscient. Sous les codes sociaux rigides mijotent les pulsions. Sadisme et perversion des maîtres de maison, rébellion chez Célestine, désir sexuel et prurit xénophobe chez le jardinier…

La mise en scène de Jacquot épouse cette dichotomie, entre classicisme et modernité, sécheresse et lâcher-prise, corsets des costumes et matière charnelle des corps, patine dix-neuviémiste des décors et bouffées de langage de charretier… Les codes bourgeois, c’est la frustration sexuelle, la mort, alors que les pulsions, c’est la vie. Ce que Freud avait théorisé dans Le Malaise dans la civilisation, cette tension entre raison et passion qui produit le tourment des êtres, Jacquot le montre avec élégance et précision, tant dans les péripéties de ses personnages que dans sa mise en forme.

Une Célestine “bad boy”

Moins fétichiste et “étrange” que l’adaptation de Luis Buñuel, cette version est aussi plus fidèle à celle d’Octave Mirbeau. Chez Buñuel, Célestine ne couche pas avec le jardinier et finit par épouser le voisin de ses maîtres, accédant à la bourgeoisie par le mariage. Ici, elle fuit avec le jardinier antisémite dont elle ne partage pas les idées mais avec qui elle a en commun la classe sociale (et le butin du vol de leurs maîtres).

La Célestine de Jacquot opte pour l’attraction “bad boy”, car “si infâmes que soient les canailles, ils ne le sont jamais autant que les honnêtes gens”, écrivait Mirbeau. A rapprocher des “salauds” sartriens ou du “it takes an honest man to live outside the law” (“il faut être honnête pour vivre en dehors de la loi”) de Dylan. Morales contre les systèmes conçus par les possédants au seul service de la perpétuation de leurs privilèges, et que s’approprie Jacquot dans ce beau film cinglant se rangeant clairement du côté des dominés.

Serge Kaganski (Les Inrocks)

Cap ciné
vendredi 10 avril 2015 à 15h30

Séance en audiodescription et sous-titrée en français

séance organisée en collaboration avec Cinéma Parlant


JOURNAL D'UNE FEMME DE CHAMBRE

de Benoit Jacquot

avec Léa Seydoux, Vincent Lindon, Vincent Lacoste
France - 2015 - 1h36 - Berlin 2015

Début du XXème siècle, en province. Très courtisée pour sa beauté, Célestine est une jeune femme de chambre nouvellement arrivée de Paris au service de la famille Lanlaire. Repoussant les avances de Monsieur, Célestine doit également faire face à la très stricte Madame Lanlaire qui régit la maison d'une main de fer. Elle y fait la rencontre de Joseph, l'énigmatique jardinier de la propriété, pour lequel elle éprouve une véritable fascination.
https://www.facebook.com/pages/Beno%C3%AEt-Jacquot/362527303732

A PROPOS

Trois ans après Les Adieux à la reine, Benoît Jacquot retrouve Léa Seydoux et lui confie à nouveau un rôle de domestique dans un film en costumes. Ce parallélisme est en partie une fausse piste : les époques traitées sont différentes (la IIIe République ici, la monarchie finissante là), et surtout, la femme de chambre possède une personnalité altière à l’opposé de la lectrice docile vénérant sa matronne Marie-Antoinette.

Léa-Sidonie aimait en secret la reine alors que Léa-Célestine déteste à peine en secret ses maîtres. Sidonie était à contre-courant de sa classe sociale et de la révolution qui explosait à l’extérieur de Versailles tandis que Célestine aimerait sans doute qu’une révolte comparable éclate contre l’ordre bourgeois de la IIIe République – régime politique descendant pourtant de la Révolution.

Cinéma et psychanalyse

Les Adieux à la reine et ce Journal d’une femme de chambre nouent donc une sorte de dialogue historique et politique à distance, mais Célestine est au fond plus proche des rebelles jacquotiennes telles que les héroïnes d’ A tout suite, Au fond des bois, voire Villa Amalia. D’ailleurs, s’il se situe à la charnière des XIXe et XXe siècles, le film se conjugue aussi au XXIe. L’entretien d’embauche humiliant, la pression des patrons, les turpitudes des dominants, la servitude plus ou moins volontaire du salariat, la fracture sociale, la rancœur qui tourne à l’aigre de la haine du bouc-émissaire (l’antisémitisme virulent du jardinier joué par Vincent Lindon, c’est l’époque de l’affaire Dreyfus), la sensation d’étouffement et d’avenir bouché sont autant de motifs qui peuplent le film et pourraient refléter la France
en crise de nos années 2000.

La charge politico-sociale n’est qu’un aspect de ce Journal d’une femme de chambre. Le début du XXe siècle, ce sont aussi les débuts de deux disciplines chères à Benoît Jacquot : le cinéma et la psychanalyse. Chaque moment de son film montre les apparences et leur envers, ce qu’on laisse paraître socialement et ce qu’on cache, le conscient et l’inconscient. Sous les codes sociaux rigides mijotent les pulsions. Sadisme et perversion des maîtres de maison, rébellion chez Célestine, désir sexuel et prurit xénophobe chez le jardinier…

La mise en scène de Jacquot épouse cette dichotomie, entre classicisme et modernité, sécheresse et lâcher-prise, corsets des costumes et matière charnelle des corps, patine dix-neuviémiste des décors et bouffées de langage de charretier… Les codes bourgeois, c’est la frustration sexuelle, la mort, alors que les pulsions, c’est la vie. Ce que Freud avait théorisé dans Le Malaise dans la civilisation, cette tension entre raison et passion qui produit le tourment des êtres, Jacquot le montre avec élégance et précision, tant dans les péripéties de ses personnages que dans sa mise en forme.

Une Célestine “bad boy”

Moins fétichiste et “étrange” que l’adaptation de Luis Buñuel, cette version est aussi plus fidèle à celle d’Octave Mirbeau. Chez Buñuel, Célestine ne couche pas avec le jardinier et finit par épouser le voisin de ses maîtres, accédant à la bourgeoisie par le mariage. Ici, elle fuit avec le jardinier antisémite dont elle ne partage pas les idées mais avec qui elle a en commun la classe sociale (et le butin du vol de leurs maîtres).

La Célestine de Jacquot opte pour l’attraction “bad boy”, car “si infâmes que soient les canailles, ils ne le sont jamais autant que les honnêtes gens”, écrivait Mirbeau. A rapprocher des “salauds” sartriens ou du “it takes an honest man to live outside the law” (“il faut être honnête pour vivre en dehors de la loi”) de Dylan. Morales contre les systèmes conçus par les possédants au seul service de la perpétuation de leurs privilèges, et que s’approprie Jacquot dans ce beau film cinglant se rangeant clairement du côté des dominés.

Serge Kaganski (Les Inrocks)